Félix Kir (1876-1968), le chanoine « rince-cochon »

« Trinquer est un plaisir fort sage
qu’aujourd’hui on traite d’abus… »

Béranger

Inclassable personnage que ce chanoine dijonnais au verbe rabelaisien : homme politique atypique, ecclésiastique controversé, éponyme d’un célèbre apéritif sans en être vraiment l’inventeur…
Né à Alise-Sainte-Reine, ancienne Alésia où le courageux Vercingétorix dut rendre les armes devant César ; un arrière-grand-père au nom prémonitoire de « Curé » transformé en Kir, par prudence, au moment de la Révolution : autant d’antécédents qui vont former le caractère indépendant du jeune Félix, cinquième enfant d’un ancien cheminot devenu perruquier. À quinze ans, alors que l’évêque déplore déjà le manque de vocations, il annonce fièrement sa décision d’entrer au séminaire : « Si personne ne se décide, l’évêque n’a plus qu’à ficeler sa valise et s’en aller au pôle Nord chez les esquimaux ! »

Les voies du Seigneur sont impénétrables
Les paroissiens sont d’abord surpris par la truculence de ce nouveau curé qui leur devient vite sympathique tant sa générosité est à l’égale de ses propos redoutables. Tout jeune prêtre, il sera jugé « des plus critiquables » pour son attitude lors des incidents de 1906 qui marquent la séparation de l’Église et de l’État. Il sera même poursuivi pour « délit de messe » ! Ces quelques rendez-vous musclés avec les forces de l’ordre ne sont pas faits pour lui déplaire et le goût de la polémique appelle très vite celui de la politique.
La Première Guerre mondiale lui donnera l’occasion de démontrer son courage qui lui vaudra la croix de guerre. À l’instar d’un Tartarin, la modestie ne l’étouffe pas et il soutient à qui veut l’entendre, dès la démobilisation, que c’est grâce à lui que la guerre a été gagnée : « Je ravitaillais une division entière en tabac chaque semaine. Si je flanchais, c’était cuit, car le moral tombait à moins que zéro » !
Le virus de la politique le rattrape jusque dans ses prêches où il n’hésite pas à brocarder le Cartel des gauches comme il fera plus tard avec le Front Populaire, critiquant dans les colonnes de l’hebdomadaire Le Bien du Peuple, la loi sur les quarante heures hebdomadaires qu’il associe à une « mystique de la paresse ».
Sa faconde et sa bonhomie le rendent incontournable dans les réunions. Même si ses prises de position marquées agacent, son humour et sa répartie lui assurent une forte popularité.
Dès 1940, il s’engage avec une farouche détermination dans la Résistance et fait évader des milliers de prisonniers français du camp de Longvic. Arrêté à deux reprises par les Allemands, condamné à mort, victime d’un attentat auquel il échappe miraculeusement, l’ecclésiastique insoumis accueille à bras ouverts les premiers blindés lors de leur entrée victorieuse dans Dijon, image qui lui donne définitivement une autorité morale incontestée. C’est naturellement qu’en 1945, Félix Kir est élu à une majorité écrasante maire de Dijon sur le programme « nourrir, vêtir, loger ». Certains Dijonnais se souviennent encore de ce maire en soutane, coiffé du képi emprunté à un policier, qui n’hésitait pas à faire la circulation devant la mairie quand les embouteillages menaçaient l’ordre public !

Du goupillon au Palais Bourbon
Régulièrement réélu – en 1965 face à un certain Robert Poujade – Félix Kir portera l’écharpe tricolore jusqu’à sa mort. Le cumul des mandats ne posant aucun problème aux Côte d’Oriens, il est élu conseiller général et député de la Côte d’Or ! Il a l’honneur d’être le doyen de l’Assemblée Nationale de 1953 à 1967 et de présider en tant que tel la première séance de la Ve République. Il sera aussi le dernier député en soutane de la République.
Sa truculence bouscule quelque peu l’étiquette du Palais Bourbon et amuse beaucoup les parlementaires ! Certaines de ses réparties sont restées célèbres ! À un député communiste qui l’invective sur sa foi, récusant qu’on puisse croire en Dieu sans jamais l’avoir vu, il riposte : « Et mon cul, tu l’as pas vu, et pourtant il existe ! Avec le même accent rocailleux, il répond du tac au tac à un opposant qui lui demande pourquoi il ne s’est pas marié : « Pour pas être cocu ! Comme toi ! »
Le curé rondouillard, à la soutane trop courte, amuse beaucoup et dérange un peu par ses interventions intempestives qui lui valent d’être rappelé à l’ordre par le président de l’Assemblée Vincent Auriol : « M. le chanoine, rassemblez maintenant toutes vos interruptions et vous nous ferez tout à l’heure un discours. » L’avertissement ne suffit pas à le déstabiliser et il continue jusqu’à sa mort à envoyer des piques et à tourner en ridicule ses adversaires politiques. Difficile d’échapper à ses joutes verbales d’autant plus que le bon chanoine est un peu compliqué à suivre ! Ses alliances sont souvent à géométrie variable. Il réunit dans la même aversion les gaullistes et les communistes mais il vénère Khrouchtchev à qui il porte une admiration sans bornes ! Toujours très modeste, il se targue de conseiller le président des États-Unis : « M. Khrouchtchev est le plus grand diplomate du monde. Il a toujours manifesté sa volonté de sauvegarder la paix. Il l’a prouvé dans l’affaire de Cuba en retirant ses fusées. J’ai fait dire à Kennedy d’en faire autant en Turquie et il l’a fait. »
Lors du voyage officiel du premier secrétaire du Parti communiste d’URSS en France en 1960, Kir se voit interdire « une entrevue amicale » par les plus hautes autorités religieuses. Françoise Giroud imagine alors dans Le Monde une rencontre fictive entre Khrouchtchev et le maire de Dijon. Il ne lui en faut pas plus pour entreprendre un voyage à Moscou et rencontrer son ami Nikita ! Ce qui fit de lui « le plus célèbre anticommuniste pro-bolchevik de l’Histoire de France » ! Ironie des accords électoraux, cette aventure lui permettra d’être réélu face à un candidat gaulliste donné gagnant, grâce aux voix des communistes reconnaissants, malgré son appartenance à un parti bien marqué à droite…
Les revendications de la classe ouvrière l’insupportent. Les grévistes de chez Terrot en feront les frais. Alors qu’il est conspué lors d’une manifestation, il hurle en faisant référence à sa soutane : « Je savais que le rouge faisait peur aux taureaux mais je ne savais pas que le noir faisait gueuler les vaches ! » Pas très social l’abbé ! Ni très fraternel quand il estime exagéré le nombre de maghrébins résidant en France : « Mieux vaut qu’ils restent chez eux où ils ne manquent ni de soleil, ni de vitamines fournies par les fruits. Et puis ces pays sont bien loin de souffrir d’un excédent de population. Il y a là-bas des superficies immenses qui sont encore inoccupées. »
L’âge n’affaiblit pas sa faconde. Aux élections de novembre 1958, le saint homme approche des quatre-vingt-trois ans. En récompense des nombreux services rendus à la République, on lui propose le Sénat. La moutarde – de Dijon bien sûr – lui monte au nez et la réponse est cinglante : « Et pourquoi pas à l’hospice ? Rien à faire, je n’irai pas dans une maison de vieux ! »
Sept ans plus tard, pour les présidentielles, il appelle ses fidèles à voter Mitterrand ! Comprend Kir peut…

« Pour le meilleur et pour le Kir »
Si la teinte dorée des vignes de la côte beaunoise a inspiré le nom du département, le mariage d’amour entre l’aligoté et les petites baies noires qui s’invitent en grappe au cœur des hautes côtes a doté son patrimoine culturel d’un merveilleux apéritif, savante alchimie entre la crème de cassis et le vin blanc de Bourgogne.
Si c’est un garçon-café qui est à l’origine du fameux blanc-cass’ du début du XXe siècle, c’est incontestablement notre pittoresque chanoine qui lui a apporté ses lettres de noblesse. Il n’est pas de réceptions, de manifestations, de réunions qui ne commencent à Dijon sans un petit blanc-cassis servi dans les Cuisines ducales. Certains Bourguignons se rappellent encore l’avoir vu dans le train l’amenant au Palais Bourbon offrir un « rince-cochon » à ses compagnons de voyage, le compartiment du député étant alors très convoité…
Il devient alors de bon ton dans la bonne société d’offrir la liqueur dijonnaise en apéritif avant qu’elle ne réussisse à conquérir le palais de tous les Français.
L’humilité légendaire du député ne pouvait se satisfaire d’une considération somme toute précaire quand on sait le peu de mémoire des hommes. La modestie est une chose, l’immortalité en est une autre ! Surtout quand on est à la fois homme d’Église et élu du peuple. Fort de sa popularité, Kir donne en exclusivité à la famille Damidot, propriétaire de la maison créatrice de la crème de cassis, le droit d’utiliser son nom pour désigner le désormais réputé apéritif. Sur un papier à en-tête de l’Assemblée Nationale, daté du 20 novembre 1951, il notifie : « Je déclare donner en exclusivité à la maison Lejay Lagoute le droit d’utiliser mon nom pour une réclame de cassis dans la forme qui lui plaît, et notamment pour désigner un vin blanc cassis. »
Les concurrents, on s’en doute, n’apprécient pas du tout le privilège commercial ainsi consenti et ce n’est qu’à l’issue de douze années de procès que Damidot pourra revendiquer l’appartenance exclusive de la marque « Un kir ».

Honni soit Kir mal y pense !
Et l’on revient à Khrouchtchev…
Dans les années soixante, l’opportunité de l’improbable rencontre du chanoine avec le chef de toutes les Russies n’échappe pas aux cafetiers dijonnais qui servent à tour de bras « un double K », blanc-cassis-vodka, célébrant à la fois leur maire de droite et le premier secrétaire du Parti communiste d’URSS !
Kir peut le plus peut le moins ! il ne manquait plus que la touche royale ! La finesse du cassis associée aux bulles de champagne nous offre le kir royal pour notre plus grand plaisir !

Figure incontournable de la Bourgogne, Félix Kir quitte la scène le 25 avril 1968, à Dijon. Il a quatre-vingt-douze ans et l’enivrante satisfaction d’une vie bien remplie ! « Kyr..ie eleison »…

Titre du livre de Jean-François Bazin et Alain Mignotte : « Kir. Pour le meilleur et pour le Kir »
Rince-cochon : autre nom donné au blanc-cassis

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