Mystères de France

A Gisors, le trésor des Templiers a enflammé les imaginations

 

L’énigmatique découverte de Roger Lhomoy à Gisors relança la légende du trésor des templiers. Mais le mystère reste toujours entier.

La nuit vient de tomber, arrachant au ciel ces derniers filaments de nuages rougis au soleil couchant. Une nuit sans lune comme les aime Roger Lhomoy. Une nuit dans laquelle sa silhouette se fond le long des murailles du château de Gisors. Au-dessus de lui, le fier donjon octogonal domine le corps d’enceinte de cet ancien castrum. L’enfant du Vexin normand connaît tous ces recoins depuis que la mairie lui a confié un logement sur le site, à charge d’en assurer la garde, l’entretien et l’accueil. Un travail de jour qui lui permet, le soir venu, quand Gisors est rendu à ses fantômes, de se transformer en chercheur de trésor. Oh ! pas n’importe quel trésor ! Mais le plus mystérieux qui soit ! Celui que les templiers auraient enterré ici après l’avoir évacué de Paris, en ce jour funeste, pour l’ordre, du 12 octobre 1307.

Une chapelle et trente coffres en métal précieux

Tout gamin, Roger Lhomoy s’est nourri de ce secret à la source des veillées du village, jusqu’à se convaincre que le trésor est dissimulé à Gisors, dans quelque cave ou souterrain du château. Et pour donner du corps à sa conviction, il n’hésite pas à mettre en avant le fait que c’est dans ses entrailles que le grand maître de l’ordre, Jacques de Molay, a été enfermé avant d’être exécuté sur l’ordre de Philippe le Bel.

Depuis qu’il a pris sa fonction, Roger Lhomoy repère, fouille, creuse sans relâche, cherchant au pied de la motte du donjon la moindre cavité ou le moindre souterrain qui le conduirait à la découverte du fabuleux trésor. Durant l’Occupation, les Nazis se sont intéressés de près à Gisors, entreprenant même des fouilles. Le gardien a attendu la Libération pour reprendre de plus belle ses recherches. Au cœur de l’enceinte du donjon, il commence par dégager le puits. Un travail de titan, sans sécurité, qui lui permet de descendre à trente mètres de profondeur. Jusqu’au moment où les parois s’effondrent, lui brisant la jambe.

Roger Lhomoy ne renonce pas pour autant. Insatiable, à peine guéri, il se remet à creuser à quelques mètres du puits. A seize mètres de profondeur, il tombe sur une salle… vide. Touche-t-il au but ? Il en est persuadé. Nuit après nuit, il dégage une galerie horizontale de neuf mètres avant de replonger à la verticale, atteignant la profondeur de vingt et un mètres.

Ce soir du mois de mars 1946, la roue de la chance tourne en sa faveur. Un mur en moellons de pierre taillée lui apparaît soudain. Décelant quelques pierres, il se faufile à l’intérieur et débouche sur une vaste salle qui recèle le rêve de toute une vie :

« Ce que j’ai vu à ce moment-là, je ne l’oublierai jamais, car c’était un spectacle fantastique. Je suis dans une chapelle romane en pierre de Louveciennes, longue de trente mètres, large de neuf, haute d’environ quatre mètres cinquante à la clef de voûte. Tout de suite à ma gauche, près du trou par lequel je suis passé, il y a un autel, en pierre lui aussi, ainsi que son tabernacle ; à ma droite, tout le reste du bâtiment. Sur les murs, à mi-hauteur, soutenues par des corbeaux de pierre, les statues du Christ et des douze apôtres, grandeur nature. Le long des murs, posés sur le sol, des sarcophages de pierre de deux mètres de long et de soixante centimètres de large : il y en a dix-neuf. Et dans la nef, ce qu’éclaire ma lumière est incroyable : trente coffres en métal précieux, rangés par colonnes de dix. Et le mot coffre est insuffisant : c’est plutôt d’armoires couchées qu’il faudrait parler, d’armoires dont chacune mesure deux mètres vingt de long, un mètre quatre-vingt de haut, un mètre soixante de large. »

L’omerta des autorités

Affolé par cette découverte, Roger Lhomoy, dès le lendemain, ne fait ni une, ni deux. Il se précipite à la mairie pour révéler sa trouvaille. La nouvelle laisse sceptique les édiles. Le gardien est connu comme un excentrique. Maire en tête, la délégation municipale décide quand même d’aller y jeter un œil. Sait-on jamais ! Mais devant la dangerosité que représente une descente non sécurisée personne, seul l’ancien officier du génie, Emile Beyne, daigne pénétrer à l’intérieur de l’excavation. En remontant sans être parvenu au fond, il révèle toutefois que des pierres lancées dans la cavité ont provoqué une « résonance ».

Le maire de Gisors ne sait que penser de cette histoire. Craignant toutefois que des recherches supplémentaires provoquent de l’agitation autour de l’éventuel trésor du château, imaginant être la risée de la population si, d’aventure, la nouvelle se transformait en canular, il ordonne de faire reboucher l’entrée afin que personne ne s’y aventure et révoque Roger Lhomoy. Contrarié par cette décision, le gardien tente dès lors d’alerter les autorités départementales pour faire reconnaître sa découverte et poursuivre ses recherches. En vain ! Il obtient même de l’Etat une autorisation de fouilles que la municipalité lui refuse. En 1947, André Astoux un proche de De Gaulle et André Malraux se rendent sur les lieux. Sans donner suite à d’éventuelles fouilles.

Une douzaine d’années s’écoule quand l’affaire rebondit. Gérard de Sède, celui-là même qui est à l’origine du renouveau de Rennes-le-Château (voir article Rennes-le-Château. Entre fantasmes et certitudes : la vérité au-delà du mythe !), publie en 1962 un ouvrage, Les Templiers sont parmi nous, au sein duquel Roger Lhomoy révèle son incroyable découverte et l’omerta qu’elle a provoquée de la part des autorités.

André Malraux s’empare de l’histoire

La chasse au trésor est relancée. La presse ne se fait pas prier pour relayer l’information, jouant sur la trilogie « légendes templières, trésor mystérieux et intrigues », prétextant qu’un trésor caché reste, par évidence, un trésor à découvrir. Du coup, Gisors devient le centre attractif des chercheurs de tout poil, nourri à la cuisine templière. Et comme personne ne trouve rien, chacun y voit la main secrète d’un complot visant à cacher ce trésor.

L’affaire, devenue médiatique, remonte jusqu’au ministère de la Culture. Interpellé sur ce sujet, le ministre André Malraux finit par donner son accord pour effectuer de nouvelles fouilles officielles. Cette fois, on allait voir ce qu’on allait voir ! Des soldats du génie sont envoyés sur place. Pierre Plantard, un usurpateur qui n’est autre que l’inventeur du prieuré du Sion, ami intime de Malraux, conseille Roger Lhomoy. Les sapeurs creusent autour du fameux puits jusqu’à vingt-neuf mètres de profondeur, de septembre au 12 octobre 1962. Bernique ! Pas la moindre trace de salle et de chapelle ! Et de trésor encore moins ! Un nouvel épisode qui jette le discrédit sur Roger Lhomoy. Le ministère ordonne finalement l’arrêt des fouilles. La rumeur enfle. Des explications sont demandées au ministre. « Il s’est agi, répond le ministère, essentiellement de vérifier les explications d’un ancien gardien du château qui s’est livré, durant l’Occupation, à des explorations clandestines. Les recherches entreprises ont consisté à retrouver les lieux tels qu’il les avait laissés, ce qui a été fait sans qu’apparaisse la moindre trace de salle souterraine. Revenant alors sur de précédentes déclarations, l’auteur des premières fouilles affirme avoir rebouché l’orifice sur une profondeur d’environ 1,50 mètres. Bien que les arguments d’ordre historique laissent très peu de place à la confirmation des hypothèses émises, j’envisage de faire effectuer, avant qu’on ne comble le trou, le déblaiement des dernières couches de terre, afin de lever toute incertitude au sujet de cette affaire. »

Les fouilles recommenceront bien, mais avec un an de retard. Et pour accroître la rumeur, le terrain sera classé « zone militaire ». De quoi donner du grain à moudre à tous ceux qui voient dans cette démarche un secret d’état. Les archives secrètes des Templiers auraient-elles alors été déménagées par Pierre Plantard ? Un trésor a-t-il été récupéré ? Autant de questions restées toujours sans réponses, marquée par le décès de Roger Lhomoy en 1976, emportant son secret dans la tombe, comme l’abbé Saunière à Rennes-le-Château et six siècles après la disparition du trésor des templiers

Des banquiers de l’Europe au mythe du trésor

Quand Philippe le Bel ordonne l’arrestation des chevaliers du Temple, l’ordre est immensément riche. Au fil des décennies, et durant deux siècles, il a acquis de nombreuses terres et commanderies, possède des forteresses inexpugnables, entretient une armée chargée de la protection des pèlerins en marche vers la Terre Sainte et pratique des activités bancaires à travers toute l’Europe chrétienne au point que le roi de France lui-même est débiteur de l’ordre.

Cette richesse a forgé le mythe du trésor des Templiers, associée aux mystères qui entourent les pratiques du Temple et l’arrestation de ses membres. De Gisors (git-or) à l’Angleterre, en passant par la chapelle du Temple à Paris et l’Auvergne, la route du trésor des Templiers possède ses partisans et ses détracteurs mais surtout ne repose sur aucun document tangible.

Comme le veut la légende, trois chariots camouflés quittent Paris le jour même de l’arrestation des Templiers. Direction la côte normande et l’Angleterre où l’ordre sait pouvoir trouver refuge sans être inquiété. Le château de Gisors se trouve sur cette route. Il a appartenu autrefois aux Templiers avant de devenir une forteresse royale. Les chariots ont-ils continué leur route ? Se sont-ils arrêtés à Gisors ? Quand la réalité frappe à la porte de la légende, les imaginations s’enflamment, dépassant le cadre de l’Histoire pour faire commerce de rêves !

Chronologie

1118. Fondation de l’ordre du Temple.

13 octobre 1307. Arrestation ordonnée par Philippe le Bel des membres de l’ordre du Temple.

18 mars 1314. Exécution du grand maître Jacques de Molay.

Mars 1946. Roger Lhomoy affirme avoir trouvé une salle à Gisors contenant le trésor des Templiers.

1962. Parution du livre de Gérard de Sède « Les Templiers sont parmi nous ».

La Bête est de retour!

 

De 1764 à 1767, une bête « gigantesque » terrorise le Gévaudan. Aux témoignages terrifiants de ses attaques s’ajoute le « Merveilleux » de son invincibilité et le mystère de sa présence puis de sa disparition.

 

Pas une année en France qui ne se passe sans que l’apparition du loup ne vienne titiller médias et éleveurs, suscitant un frisson de crainte dans l’hexagone. Et si la Bête était de retour ? Et si, comme l’écrit Reggiani, les loups finissaient par entrer dans Paris ?

Un réflexe ancestral qui prend ses racines dans l’inconscient collectif même si ce canidé a été éradiqué du territoire vers la fin des années 1930, ultime épisode d’une gigantesque battue débutée à l’aube du XIXe siècle pour celui qui était devenu persona non grata dans les campagnes.

Ennemi désigné des hommes, que son museau allongé apparaisse dans les Alpes, le Massif central ou les Pyrénées, et voilà notre loup désigné à la vindicte populaire, coupable d’avoir dévoré brebis, chèvres et poulets.

Il est vrai que notre animal a laissé des traces indélébiles dans notre Histoire. Ecrivains, conteurs, chansonniers et parents s’en sont dès lors donnés à cœur joie, cristallisant la peur des bambins, effrayés par la fonction punitive du loup au cas où ils ne mangeraient pas leur soupe.

Grand méchant loup, loup-garou, vieux loup de mer, entre chien et loup, autant d’expressions qui montrent son incompatibilité à vivre avec nous alors que tous les zoologistes s’accordent sur la crainte de l’animal, fuyant la présence humaine. En fin de compte, ne faudrait-il pas réécrire l’histoire du Petit Chaperon rouge ?

Trois années de terreur en Gévaudan

En ce début du mois de juin 1764, près de Langogne, dans la forêt de Mercoire, une paysanne garde ses bêtes au pré quand un animal, la gueule énorme et une raie noire dessinée sur le dos, fond sur elle sans s’intéresser au bétail. Elle n’a que le temps de se réfugier derrière son troupeau et, en dépit de plusieurs attaques, de garder la vie sauve. La Bête vient d’entrer dans l’Histoire… une première apparition si l’on s’en tient aux documents d’archives.

16 mai 1767. Même scenario. La petite Marie Denty, douze ans, garde son troupeau près du village de La Besseyre quand elle est attaquée par la Bête qui finit par la dévorer, marquant la fin de trois ans de terreur et ponctuant la longue litanie de décès : plus de cent trente morts et une soixantaine de blessés pour près de deux cent cinquante attaques répertoriées. Un bilan qui ne peut que jeter l’effroi dans tout le royaume et laisser des traces indélébiles dans la mémoire collective en dépit de la volonté des autorités à combattre un tel carnage.

Loup y es-tu ?

Dès les premières attaques, le doute s’installe sur le pedigree de l’animal. Est-ce réellement un loup ? Pour le chanoine Duhamel, auteur d’une étude sur les agissements de l’animal, la Bête est tout sauf un loup. Se basant sur de multiples descriptions, il écrit que « l’on ne peut pas prouver que cet animal vorace et féroce, ou plutôt ce monstre cruel soit un loup », ajoutant qu’il possède un corps allongé, deux fois plus long que celui d’un loup ordinaire et beaucoup plus haut, précisant comme la plupart des témoins demeurés vivants que « les côtés du corps sont rougeâtres, le dessous du ventre blanc, le dos de couleur noirâtre avec une raye noire tout le long du dos, la queue longue, fournie et retroussée… »

Etonnant aussi le comportement de la Bête lors des attaques. Bizarrement, elle choisit ses proies essentiellement chez les femmes et les enfants, négligeant le bétail, les animaux domestiques tels les chiens et les hommes, devant lesquels elle préfère fuir. Plusieurs victimes présentent deux faits étranges : la décapitation de plusieurs d’entre elles, dont les têtes sont emportées puis retrouvées à des dizaines de mètres du reste du corps ; les habits des jeunes filles mis en lambeau.

8 septembre 1765. Une bergère de douze ans est agressée vers 7 heures du soir sur la paroisse de Paulhac. La malheureuse n’est retrouvée que le lendemain, « une partie d’abord de vêtement tout déchiré, rapporte l’arquebusier du Roi et, tout auprès, une grande effusion de sang. Plus haut encore, il a été trouvé une partie de jupon toute délabrée par les plis qui étaient séparés, tous percés et remplis de sang. Beaucoup plus haut, dans une place de bruyère, a été trouvé, tout nu, le cadavre de cette fille, la gorge toute percée des crocs de cette cruelle bête, ayant la cuisse gauche toute mangée jusqu’à l’os. Cet animal l’a coupée et rongée tout près de l’emboîture de la hanche, et au ventre il n’a été aperçu que des meurtrissures et des égratignures des ongles que lui a faites cet animal en la dévorant. »

Courage ! Ne fuyons pas la Bête !

La terreur qu’inspire cette bête démoniaque n’exclut pas les actes de bravoure comme celui de ces sept gamins qui gardent leur troupeau près du hameau de Villaret, non loin de Saugues. Alors que la Bête apparaît et se jette furieusement sur eux, les enfants armés pour la circonstance de baïonnettes, font face. Le plus courageux, Jacques Portefaix, dirige la manœuvre. Malgré tout, la Bête réussit à s’emparer du plus jeune et à l’emporter pour le dévorer. Lancés à sa poursuite, les jeunes assaillants parviennent à la cerner dans un bourbier et à lui faire lâcher prise, avant de lui asséner une multitude de coups qui oblige l’animal à fuir. En guise de récompense, le jeune Portefaix sera pris en charge par l’administration royale pour ses études, avant de rejoindre un corps d’artillerie du roi pour lequel il laissera sa vie.

Que dire aussi de cette mère de la paroisse de Saint-Alban laquelle, voulant sauver son bambin des dents de la Bête, se jette sur elle et combat jusqu’à la mettre à terre. « Le combat, relate le curé de cette paroisse, recommence huit et dix fois. La mère reçoit des coups de griffes sur sa poitrine et autour de son corps ; elle est serrée violemment au bras. La coiffure lui est arrachée, et elle est jetée à terre encore plusieurs fois… » Un combat qui ne permet pas toutefois à son gamin de survivre, « le petit garçon ayant le nez emporté jusqu’à la racine, assez avant dans la tête pour faire craindre qu’il ne puisse pas guérir. Il a du reste la peau extérieure du crâne emportée par derrière, non au milieu. »

La Bête, l’évêque et le Démon

Au paroxysme de la terreur qu’inspire la Bête, le tout-puissant clergé fait entendre sa voix face au désarroi de la population. Pour l’Eglise, les actes de la Bête ne sont que la conséquence terrestre de la colère divine qui s’abat sur tous ceux qui s’écarteraient du droit chemin de la religion romaine. Ce n’est ni plus ni moins ce qu’affirme le mandement de l’évêque de Mende adressé à ses paroissiens : « Une Bête féroce, inconnue dans nos climats, y paraît tout à coup comme par miracle, sans qu’on sache d’où elle peut venir. Partout où elle se montre, elle y laisse des traces sanglantes de sa cruauté. La frayeur et la consternation se répandent ; les campagnes deviennent désertes, les hommes les plus intrépides sont saisis de frayeur à la vue de cet horrible animal, destructeur de leur espèce et n’osent sortir sans être armés ; il est d’autant plus difficile de s’en défendre, qu’il joint à la force la ruse et la surprise. Il fond sur sa proie avec une agilité et une vitesse incroyable ; dans un espace de temps très court, vous le savez, il se transporte dans des lieux différents et fort éloignés les uns des autres : il attaque de préférence l’âge le plus tendre et le sexe le plus faible, même les vieillards, en qui il trouve moins de résistance… Une chair idolâtre et criminelle qui sert d’instrument au démon pour séduire et perdre les âmes ne mérite-t-elle pas d’être livrée aux dents meurtrières des bêtes féroces qui la déchirent et la mettent en pièces ? »

Sus à la Bête

L’eau bénite se révélant inefficace à faire disparaître la Bête, pour le Roi, atteint dans son rôle de droit divin, il devient urgent de ramener le calme dans ce pays de Gévaudan. Dès le 5 novembre 1765, le capitaine Duhamel et cinquante-six de ses dragons se lancent à sa poursuite, organisant d’immenses battues regroupant parfois près de quarante mille hommes. En vain ! La Bête lui file chaque fois entre les doigts. Qu’à cela ne tienne ! Louis XV décide d’envoyer son grand louvetier Martin Denneval et son fils. A son tableau de chasse : plus de mille deux cents loups. De février à juin 1765, les deux hommes traquent l’animal, l’approchent même et finissent par le blesser sans toutefois pouvoir le saisir. Rappelés à Paris, ils sont remplacés par François-Antoine de Beauterne, porte-arquebuse et lieutenant des chasses du Roi. Avec quatorze gardes-chasses, du 8 juin 1765 au 3 novembre 1765, il se lance à la poursuite de l’animal et finit par la serrer le 21 septembre près de l’abbaye des Chazes (Velay). C’en est fait de la bête du Gévaudan. Sauf que ce n’est pas la Bête mais un loup, certes de belle taille, mais dont la description ne correspond en rien aux différents témoignages recueillis depuis un an. De Beauterne le sait. Pourquoi ment-il alors ? A l’évidence, le porte-arquebuse ne veut pas s’éterniser en Gévaudan alors que l’hiver approche. D’autre part, la prime et les honneurs qui l’attendent à Versailles l’incitent à confier à un taxidermiste le soin de maquiller le loup en bête féroce pour la présenter à la Cour. Et, de fait, De Beauterne est reçu en héros, le roi lui accordant la grand-croix de l’ordre de Saint-Louis, ainsi que mille livres de pension.

Pour autant, la Bête n’est pas morte et finit par ressurgir au moment où le pays croit s’en être débarrassé. Jusqu’au jour où le jeune marquis Jean-Joseph d’Apcher, aidé de douze chasseurs, parvient, le 19 juin 1767, à localiser la Bête sur le mont Mouchet. Il est 10 heures du matin quand l’un de ces hommes, Jean Chastel, à la Sogne-d’Auvers, dans le bois de la Ténazeyre, abat l’animal qui lui fait face d’une seule balle. Dès lors, les attaques cesseront dans le pays de Gévaudan.

Jean Chastel, qui passe un peu pour sorcier, vivant en marge de la société, ne sera pourtant guère honoré par son exploit, ne touchant qu’une récompense de 72 livres. Après avoir incendié sa maison, tel un acte purificateur, les habitants le désigneront même avec son fils comme le supposé coupable d’une tragédie qui jette encore sur le Gévaudan des brumes oppressantes quand l’hiver prend possession de cette contrée vouée pour toujours au souvenir de la BÊTE.

L’étrange rôle d’Antoine Chastel et du marquis de Morangiès

Bien des thèses ont été émises sur l’identification de l’animal qui ravagea le Gévaudan. S’il ne s’agit pas d’un loup comme semblent l’indiquer les témoignages de l’époque, de quelle bête est-il donc question ? Peut-il s’agir d’un hybride entre un loup et un chien retourné à l’état sauvage ? D’une hyène, importée en France par un voyageur, et dont les caractéristiques correspondent au récit qui en sont faits ? Sans parler d’un animal surgi subitement de la préhistoire, qui semble bien imaginaire.

Les nombreux travaux menés depuis lors conduisent le plus souvent vers un nom : celui des Chastel, père et fils. Des rumeurs inquiétantes circulent alors dans le pays sur le compte de ce dernier. Capturé par les Maures, réduit à l’état d’esclavage, il revient en France pour entrer au service du comte Jean-François Charles de Morangiès, un hobereau du Gévaudan connu pour sa vie dissolue.

Antoine Chastel vit alors au milieu des bois, entouré d’une troupe de mâtins féroces dressés pour tuer. Agit-il pour le compte de son maître afin de lui permettre d’assouvir ses pulsions sexuelles ? Une hypothèse basée sur le fait que la Bête s’attaque aux enfants et aux jeunes filles. Qu’on les retrouve déshabillées peut en effet laisser penser à une action conjointe de l’homme et de l’animal. Le père Jean Chastel était-il au courant de ces agissements ? A-t-il voulu à un moment donné y mettre un terme, apitoyé par le sort de la petite Marie Denty, qu’il tenait en affection ? Peut-être…

Chronologie

Printemps 1764. Première attaque connue de la bête du Gévaudan.

Février 1765. Une grande traque est organisée pour tuer la Bête.

Septembre 1765. Arrivée du lieutenant des chasses du roi, Antoine de Beauterne.

19 juin 1767. Jean Chastel tue un loup. Fin de l’hécatombe qui aurait fait une centaine de victimes.

1809-1816. Une bête sème la terreur dans le Vivarais.

1946-1951. Le Cézallier victime d’une étrange Bête.

Rennes-le-Château. Entre fantasmes et certitudes : la vérité au-delà du mythe

 

Devenu le symbole du tourisme ésotérique, ce village audois n’en finit pas de susciter mystères et interrogations sur « le curé aux milliards ».

 

Un foisonnement littéraire

« Le secret dévoilé », le dernier livre en date (2012) sur les mystères de Rennes-le-Château, au titre terriblement évocateur, a dû titiller l’esprit de bien des lecteurs qui, un jour ou l’autre, se sont plus ou moins passionnés pour l’histoire de ce village perché de l’Aude, devenu en quelques décennies le centre de toutes les croyances ésotériques. Un ouvrage de plus cependant dans lequel Christian Doumergue, qui n’en est pas à son premier coup d’essai, détricote d’abord le mythe de l’abbé Saunière (ce qui est plutôt encourageant) avant de tomber dans un délire où se mélangent sociétés secrètes, la légende de l’Atlantide et extra-terrestres de tous bords pour, au final, accéder à la Race fabuleuse (selon Gérard de Sède), qui serait à l’origine de l’Humanité. Rien que cela !

Encore une fois, « Le secret dévoilé » n’était qu’un leurre… un effet de vente. Une tradition bien ancrée dans la littérature rhédaenne, chaque livre édité se croyant détenteur de la vérité.

Tout commence, à dire vrai, par la parution, entre le 12 et le 14 janvier 1956, d’articles dans La Dépêche, signé Albert Salomon, qui tient son récit de Noël Corbu, le légataire universel de Marie Dénarnaud, celle-là même qui avait servi Bérenger Saunière et détenait, selon ses dires, le secret de Rennes-le-Château. Il n’en fallut pas plus à partir du titre évocateur, « La fabuleuse découverte du curé aux milliards de Rennes-le-Château », pour déclencher par la suite une véritable frénésie littéraire dont l’auteur le plus connu se nomme Gérard de Sède et son best-seller « « L’Or de Rennes ou la vie insolite de Bérenger Saunière, curé de Rennes-le-Château », publié en 1967, inspiré par Pierre Plantard et qui fut suivi de quatre autres opus.

Rennes-le-Château : un melting pot ésotérico-touristique

De cette incontinence ésotérique, Rennes-le-Château a tiré une solide réputation. Qui plus est quand on sait que le village se situe au cœur d’une région riche d’histoires et de mystères en tout genre. N’est-elle pas d‘ailleurs l’antique Rhédae, dernière capitale des Wisigoths soupçonnés d’avoir enterré là leur trésor ? S’y ajoutent le nid d’aigle de Quéribus où vinrent se réfugier les derniers Cathares et leur hypothétique trésor sans oublier Bugarach, lieu de tous les fantasmes ufologistes. Un véritable triangle des Bermudes à la sauce ésotérico-touristique qui draine vers Rennes-le-Château, sous la chaleur écrasante des mois d’été, une foule bigarrée d’adeptes des Atlantes, des Cathares, des Templiers, du Prieuré de Sion, des petits hommes verts et des professionnels de la poêle à frire, familles lambda et tamalous bon vivants, les plus nombreux sans doute, venus là se recueillir avec foi, curiosité et un brin d’amusement sur les vestiges d’un secret détenu par un abbé sulfureux, Bérenger Saunière. Au nez et à la barbe du Diable qui accueille tout ce petit monde à l’entrée de l’église dédiée à Marie-Madeleine et qui ne sait plus à quel saint se vouer (un comble me direz-vous !) devant tous les commentaires que suscite son étonnante présence.

L’abbé, la comtesse et la cantatrice

Sans son curé aux milliards, Rennes-le-Château serait resté ce petit village endormi de quelques deux cents âmes, oublié des axes de communication, victime comme tant d’autres de l’exode rural et de la désertification française. Quand il en reçoit la cure, en janvier 1885, François Bérenger Saunière est âgé de trente-trois ans. Pas vraiment une promotion pour l’abbé dont les idées légitimistes s’opposent à la fibre républicaine et à l’anticléricalisme de la majorité des habitants. Qui plus est quand il découvre une église et un presbytère en ruine. En terre de mission, Saunière, qui ne manque pas de tempérament, décide de relever le défi et de redonner à sa paroisse la vitalité chrétienne exigée par sa foi. Quitte à faire frémir les moustaches des plus fervents républicains. C’est que le curé a des relations. L’évêque de Carcassonne en premier lieu, Mgr Arsène Billard, qui fermera les yeux sur les plaintes qui s’accumuleront au fil du temps vis-à-vis de ce pasteur bien encombrant mais également les milieux royalistes qui n’ont pas encore abdiqué toute ambition de voir rétablir la monarchie, malgré le décès du comte de Chambord. Dès lors, Rennes-le-Château ne devient-il pas le centre névralgique d’une nouvelle croisade chrétienne dont Saunière est le maître d’œuvre ? Ainsi s’expliqueraient les aides financières qui afflueront bientôt vers Rennes-le-Château de la part de la comtesse de Chambord, descendante des Habsbourg, de Mme Cavailhé de Cousan et de la grande cantatrice de l’époque, Emma Calvé, férue elle-aussi d’occultisme comme l’abbé.

Trésor… mon beau trésor

En débutant les travaux de restauration de son église, Bérenger Saunière a rendez-vous avec l’Histoire. La découverte inattendue de ce qui restera sans doute à jamais un mystère l’oblige d’abord dans un premier temps à renvoyer les ouvriers du chantier afin de continuer seul, caché par des palissades, à creuser le sol de l’église. Un abbé armé d’un pic et d’une pioche qui met sens dessus dessous le sol de son sanctuaire, voilà un bien beau sujet de conversation pour les Rennains qui ne sont pas au bout de leur surprise quand l’un d’entre eux surprend Saunière et Marie Dénarnaud affairés en pleine nuit à déplacer des tombes dans le cimetière. Une borne à ne pas dépasser qui déclenche l’ire du maire. Sommé de s’expliquer, le curé laisse planer le mystère sur sa découverte, ses voyages à Paris et surtout sur la frénésie de dépenses et de constructions qui, dès 1901, agite le landerneau rennain. Une folie des grandeurs qui voit successivement s’élever la villa Béthania, la tour Magdala et le jardin exotique qui les cerne. De nombreuses personnalités défilent à Rennes-le-Château. Le curé mène grand train, ses dépenses de construction s’élevant à la somme colossale de 675 600 francs or.

A l’évêché même, qui vient de changer de propriétaire, on s’émeut d’une telle situation. Convoqué, Saunière explique cette soudaine fortune par différents legs dont il ne peut avouer la provenance. Une explication bien insuffisante aux yeux de Mgr de Beauséjour qui, après l’avoir vertement tancé, l’expédie dans la paroisse de Coustouge. Saunière, qui n’est pas homme à se laisser démonter facilement, refuse tout net sa mutation : « Si notre religion, écrit-il, nous commande de considérer avant tout nos intérêts spirituels, elle ne nous ordonne pas pour autant de négliger nos intérêts matériels, qui sont ici-bas, et les miens sont à Rennes et non ailleurs. Je vous le déclare, Monseigneur, avec toute la fermeté d’un fils respectueux : Non, je ne m’en irai jamais ! »

Face à son refus, l’affaire remonte jusqu’au Vatican qui finit par le suspendre a divinis, pour détournement et dilapidation de fonds. L’abbé ne se résout pas et tente de faire appel. En vain ! Le 11 avril 1915, Saunière se voit interdire d’exercer. Menacé d’expulsion, l’abbé se terre dans sa villa, se consacrant à sa collection de timbres. Sentant sa fin prochaine, Saunière met de l’ordre dans ses affaires, ordonnant à sa fidèle Marie Dénarnaud, qui se tient à son côté, de brûler bon nombre de papiers. C’est elle qui, à la mort du curé, le 22 janvier 1917, à l’âge de 65 ans, deviendra sa seule légataire. La gouvernante ne dévoilera jamais le secret de la fortune subite de l’abbé, laissant grande ouverte la porte à toutes les interprétations, distillant avec parcimonie quelques informations sur le trésor supposé : « Avec ce que le curé avait laissé, il y avait, affirme-t-elle un jour à une amie, de quoi nourrir le village pendant cent ans, et il en resterait encore. » La servante décède le 29 janvier 1953 ! Noël Corbu, le nouveau propriétaire du domaine, auquel elle avait promis de dévoiler le mystère, en sera pour ses frais !

Place aux hypothèses !

« Entre les fantasmes les plus délirants et les certitudes historiques », comme l’écrit Jean Markale, Rennes-le-Château nagera dès lors dans les eaux troubles de l’ésotérisme, savamment orchestrées et entretenues par toute une cohorte d’écrivains qui en feront leur « gagne-délire ».

Que l’abbé Saunière ait profité de la manne financière des partisans d’un retour à la monarchie, faisant de Rennes-le-Château le sanctuaire de la reconquête des esprits égarés de l’anticléricalisme est une certitude. Qu’il ait effectué une découverte archéologique de premier ordre dans son église reste du domaine du possible. Qu’il en ait négocié en secret la vente pour assouvir une soudaine mégalomanie de constructions l’est tout autant. Cette hypothèse expliquerait à la fois sa politique de grands travaux et les déclarations au compte-gouttes de Marie Dénarnaud sur la fortune soudaine du curé de Rennes-le-Château.

Comme on le voit, on est là bien loin d’un trésor qui n’existe finalement que dans les esprits imaginatifs qui s’empareront, dans la seconde moitié du XXe siècle, de l’histoire du « curé aux milliards ». Ainsi, pêle-mêle, au gré des supputations, évoque-t-on le trésor des cathares ; celui des templiers, enterré dans l’Aude après la mort de Jacques de Molay, grand maître de l’ordre et qui pourrait être le fameux Graal ; le trésor de Jérusalem – qui aurait contenu l’arche d’alliance et le chandelier à sept branches – emporté par les Romains, puis volé par les Wisigoths en 410 avant d’être enterré à Rennes-le-Château ; et que dire de l’acte de mariage de Jésus avec Marie-Madeleine, document sulfureux que l’Eglise aurait tenté de récupérer ; sans parler de la tombe du Christ ramenée en ce lieu par Marie-Madeleine et que Saunière aurait mise à jour.

Une histoire falsifiée

Si mystère il y a à Rennes-le-Château, il faut chercher dans la volonté délibérée de jouer avec les contradictions et les énigmes, en posant les indices factices d’un trésor qui n’aurait jamais existé. Une extraordinaire mystification réalisée par l’intrigant Pierre Plantard lequel, comme l’écrit Christian Doumergue, « fit passer Rennes-le-Château de simple fait divers local au rang d’histoire que l’on connaissait à travers la planète ». Un détournement qui alimentera désormais le mythe de Rennes-le-Château, falsifiant ce qui n’était, au départ, qu’une simple histoire. Celle d’un curé s’entourant d’un climat de mystères à travers ses fouilles, laissant divaguer l’imagination de ses paroissiens sur la découverte probable d’un trésor archéologique dont il emporta le secret dans sa tombe.

Mystification et imagination qui ne résistent pas à une analyse historique rigoureuse basée non plus sur des rumeurs et sur des hypothèses mais sur l’étude des documents qui nous sont parvenus. Afin de faire revenir l’affaire du « curé aux milliards » du mythe à la réalité.

Encadré

Pierre Plantard, le mythomane du Prieuré de Sion

Pierre Plantard, c’est l’énigme dans le mystère. Celui qui plante le décor de Rennes-le-Château pour en faire le lieu symbolique du combat contre le matérialisme par les forces spirituelles chargées de rétablir la grandeur de l’âme et de sa survivance post mortem. Comme l’abbé Saunière, Plantard s’habille du costume du messager, communiquant son idéologie à travers les revues « Vaincre » (au fort accent de pétainisme) et « Circuit » (où il se fait le chantre de l’existence des Atlantes) avant de créer de toutes pièces le mythe de Rennes-le-Château. La recette est simple et digne d’un roman de science-fiction : relier la disparition de la civilisation des Atlantes au secret de l’abbé Saunière par le fil ténu de l’existence d’une descendance issue d’une relation entre Jésus et Marie-Madeleine, une société secrète, le Prieuré de Sion, étant chargée d’en assurer la protection. Problème : le Prieuré n’est que l’œuvre inventée, sortie tout droit de l’imaginaire de Pierre Plantard. Où l’on retrouve le Da Vinci Code qui s’en inspira. Pour Plantard, Saunière aurait découvert l’existence d’un document attestant de cette descendance. Il fallait y penser ! De nombreux auteurs, plus ou moins bien intentionnés, s’y fourvoieront par la suite, faisant de Pierre Plantard, disparu en 2000, l’initiateur d’une révélation alors qu’il ne fut jamais qu’un grand illusionniste.

Chronologie

11 avril 1852. Naissance de Bérenger Saunière à Montazels (Aude)

1887. Début des travaux de restauration de l’église de Rennes-le-Château.

1887-1891. Premières découvertes.

1901-1906. Construction de la villa Béthania et de la Tour Magdala.

22 janvier 1917. Décès de l’abbé Saunière.

29 janvier 1953. Décès de sa servante, détentrice du secret, Marie Dénarnaud.

1956. Un article de La Dépêche relance le secret de Rennes-le-Château.

Brocéliande ou l’éternelle quête du Graal

 

 

Forêt mythique, Brocéliande se place au cœur de la légende arthurienne, où mondes réaliste et surnaturel se superposent, entre croyances populaires et foi chrétienne.

De Gaston Bachelard (« La forêt est un état d’âme ») à Félix Bellamy (« Il faut croire que les grandes forêts ont le don d’attirer les prodiges ») en passant par François-René de Chateaubriand (« Qui dira le sentiment qu’on éprouve en entrant dans ces forêts aussi vieilles que le monde, et qui seules donnent une idée de la création, telle qu’elle sortit des mains de Dieu »), la forêt a de tout temps exercé sur les hommes une grande fascination. L’obscurité des sous-bois, fermant les portes du ciel aux malheureux qui s’y égarent, mêlée à la lumière rasante du soleil filtrant à travers les branches, engendrent chez l’homme crainte et espoir de disparaître ou de renaître. C’est le lieu où l’on vient perdre le Petit Poucet ; celui où le diable donne rendez-vous aux sorcières pour danser le sabbat au milieu d’une clairière. Angoissante, la forêt peut tout autant se révéler accueillante et protectrice. Ermites et abbayes viennent y chercher la paix de l’âme dans le silence propice à la méditation ; les druides y coupent le gui sacré, réputé pour ses vertus médicales, mais aussi pour chasser les mauvais esprits ; sorciers et marginaux s’y réfugient à l’écart de la civilisation qui les a rejetés.

Brocéliande, l’imaginaire forêt

La forêt de Brocéliande ne ressemble pourtant à aucune autre forêt. Peut-être parce qu’elle n’existe que dans notre imaginaire. Incarnation du merveilleux et de l’enchantement, elle vit à travers la légende arthurienne, mise en scène par une littérature intemporelle qui va de Geoffroy de Mommouth à Julien Gracq en passant par Chrétien de Troyes et les romantiques du XIXe siècle.

Située, d’après les textes, dans la forêt de Paimpont (Ille-et-Vilaine), au cœur de cette Bretagne où foi chrétienne et croyances populaires s’entremêlent, Brocéliande invite à un parcours initiatique sur les pas de Merlin, de la fée Viviane et des chevaliers de la Table ronde dont l’obsession à trouver le Graal se construit sur le terreau de l’âme humaine, entre le Bien et le Mal, le rêve et la réalité.

A la source de la légende

L’histoire de la forêt de Brocéliande s’écrit en effet au conditionnel tant sont nombreuses les incertitudes. Nous sommes au Ve siècle après J-C, en Bretagne, de l’autre côté de la Manche. Comme dans toute l’Europe, les Barbares, ici Saxons, Scots ou Angles, disputent aux peuples plus ou moins romanisés le pouvoir de posséder terres et pouvoir. Parmi les plus valeureux de ces résistants, se distingue un certain Artus, seigneur de Camelot, près de Londres, entouré de preux chevaliers réunis dans la confrérie de la Table ronde. Leur but est de défendre coûte que coûte leurs possessions. D’épiques combats, alimentés par la tradition orale, se transforment aux siècles suivants en récits légendaires qui associent à leur résistance, la conquête du Graal.

Engagé aux côtés de Guillaume le Conquérant dans la bataille d’Hastings (14 octobre 1066), Raoul II de Montfort, seigneur de Gaël, entend ces récits guerriers. De retour sur ses terres de Paimpont, le chevalier s’en fait largement l’écho dans les soirs de veillée, racontant à foison des récits embellis. Ces péripéties guerrières se diffusent bientôt d’un côté à l’autre de la Manche jusqu’à inspirer la littérature médiévale.

Le plus connu de ces « romanciers » est Chrétien de Troyes. Au XIIe siècle, ce clerc, en plaçant la légende arthurienne dans le cadre de la forêt de Brocéliande, offre aux lecteurs une double entrée, entre le monde réaliste (les chevaliers de la Table ronde) et le monde surnaturel et immortel, peuplé d’enchanteurs et de fées.

Etat des lieux

Connu depuis les temps anciens pour ses forges qui utilisaient le minerai de fer, très présent dans son sous-sol, ainsi que par son abbaye du VIIe siècle fondée par le roi Judicaël, le village de Paimpont ouvre la porte du rêve à qui veut entreprendre un voyage au cœur de la légende arthurienne.

Dans cette ancienne terre sacrée des druides, plantée de hêtres, de châtaigniers et parsemée d’étangs et de rochers gréseux, les passionnés de légendes celtiques cherchent dans cette nature qu’on dirait inventée, tous les symboles à leur quête.

Au Val sans Retour, le mystérieux étang du Miroir aux Fées, royaume de la fée Morgane, la demi-sœur du roi Arthur, invite à se baigner dans ses eaux pour accéder à un autre monde et y trouver l’harmonie des temps premiers où l’homme vivait en harmonie avec la nature.

Le fol amour se découvre à la fontaine de Barenton, là-même où Merlin et Viviane se rencontrèrent pour la première fois. Merlin, sage parmi les sages, conseiller du roi Arthur et initiateur de prodiges dont celui d’arracher l’épée Excalibur de sa gangue rocheuse et permettre ainsi à Arthur d’accéder au trône. Merlin, qui abandonne toute sagesse pour offrir à Viviane, dont il est éperdument amoureux, le secret de garder à jamais un homme. Faiblesse du mage dont profite la fée pour l’enfermer pour l’éternité dans les neuf cercles d’une prison infranchissable. Merlin, dont le tombeau repose près du village de Landelles, scellé par trois grosses pierres. Sur l’une, des mains ont gravé : « Ici a été enfermé Merlin l’enchanteur par la fée Viviane. » Autre cercle de pierres, celui de la demeure de la fée Viviane, qui n’est autre qu’une ancienne chambre funéraire.

Partout, à travers Brocéliande, résonne la présence des chevaliers de la Table ronde : Lancelot, Perceval, Gauvain…, habillés de leur armure et de leurs faiblesses. L’abandon de la quête pour Lancelot, par amour pour la reine Guenièvre ; Mordred, le traitre, né d’une relation adultère d’Arthur et qui finira par assassiner son père ; Perceval le Gallois, vainqueur de la quête du saint Graal et père de Lohengrin, le chevalier au cygne. Tous ceux auxquels Merlin et Arthur ont confié d’assurer la paix du royaume avant de partir à la recherche du Graal et de le rapporter.

Ce Graal, qui est d’abord assimilé à la coupe de la fertilité ou au chaudron d’abondance dans la tradition celtique, tant recherchées par les alchimistes ; puis christianisé par Chrétien de Troyes qui l’identifie à la coupe qui aurait recueilli le sang du Christ.

Objet d’une quête éternelle pour accéder à la sagesse et à la connaissance spirituelle, le Graal nous appartient, qu’il soit ou ne soit pas. Parce que les hommes qui n’ont plus de quête n’ont plus d’espoir ; parce que les pays qui n’ont pas de légendes sont condamnés à mourir de froid.

 

Chronologie

VIIe siècle. Fondation de l’abbaye de Paimpont.

14 octobre 1066. Bataille de Hastings.

XIIe siècle. Thomas d’Angleterre rédige Tristan et Iseult

Fin du XIIe siècle. Chrétien de Troyes consacre plusieurs ouvrages à la légende arthurienne.

1942-1950. Restauration de l’église de Tréhorenteuc, dite l’église du Graal.

L’inadmissible coup de folie d’Hautefaye

 

 

Dans cette bourgade périgourdine, une foule en fureur, excitée par la haine du Prussien, s’en prend, ivre de sang, à un propriétaire terrien jusqu’à lui ferrer les pieds et brûler son corps.

Marcel Proust a écrit : « On pardonne les crimes individuels, mais non la participation à un crime collectif. » L’auteur de « A la recherche du temps perdu » connaissait-il l’affaire d’Hautefaye ? Dans tous les cas, sa phrase nous conduit à ne pas cautionner l’inadmissible et à mettre seulement en avant l’incompréhension comme unique explication d’un acte aussi odieux.

En ce mois d’août 1870, la sècheresse crame depuis plusieurs semaines la campagne périgourdine, ne laissant dans les champs que des pelures jaunes sur des sols craquelés. Cette brûlure de la terre se conjugue à celle des esprits échauffés par la guerre franco-prussienne. Dans cette contrée bonapartiste et antinobiliaire, les adversaires du régime ne sont pas en odeur de sainteté, accusés d’être les fossoyeurs de l’Empire et, pourquoi pas, des espions à la solde des Prussiens. Quelques incidents ont déjà émaillé la région qui a vu quelques légitimistes se faire rudoyer par des paysans sourcilleux vis-à-vis de toute critique envers Badinguet.

« A bas le Prussien ! »

Ce 16 août 1870, Alain de Monéys chevauche sur la route qui mène à Hautefaye. Le soleil, qui tape fort, n’a pas empêché hommes et femmes de converger vers la grande foire du pays. Fort estimé par ses concitoyens qui l’ont porté au poste de premier adjoint de la mairie de Beaussac, Alain de Monéys répond une après l’autre aux salutations. Un beau garçon que cet Alain, la trentaine à peine entamée, qui compense une légère claudication par une profonde générosité.

Sur le champ de foire où la foule ne cesse de grossir, les hommes s’interpellent, le verbe haut, les visages rougis autant par l’alcool que par la température caniculaire. Les uns s’inquiètent de la sécheresse ; les autres, des mauvaises nouvelles qui parviennent de la guerre franco-prussienne. L’un d’eux, Camille de Maillard, fils du maire de Beaussac et propriétaire des environs, se met en devoir de communiquer à quelques personnes qui l’entourent les dépêches publiées par les journaux, relatives à la bataille de Reichshoffen où l’armée impériale a dû se replier malgré la charge formidable des cuirassiers français. L’inquiétude marque les visages. Ce peut-il que la France soit défaite, ce qui sonnerait le glas de l’Empire ?

« Ce n’est pas vrai, s’indigne une voix qui rompt le silence. Vous ne lisez pas ce qu’il y a. Les Français ne reculent jamais. Vous n’êtes qu’un Prussien ! »

A ce seul mot, un murmure de désapprobation parcourt la foule qui veut apercevoir ce « traitre » qui bafoue les bonnes consciences. Entouré, insulté, bousculé même, Camille de Maillard ne doit sa fuite qu’à l’intervention de ses métayers qui le soustraient à la triste conduite qu’on lui préparait.

La foule, évaluée à sept cents personnes, ne peut se satisfaire de cette fuite. Il lui faut un bouc-émissaire maintenant que la fureur s’est emparé de quelques forcenés. Alain de Monéys a bien perçu la colère qui a déferlé comme une houle sur le champ de foire sans se douter qu’elle l’atteindrait et finirait par l’emporter bien au-delà de l’horreur. On l’entoure, le pousse pour finir par l’obliger à crier : « Vive l’Empereur ! A bas la Prusse ! » Au milieu de ce tumulte, il reconnaît François Chambort, un Charentais de Pouvrière, maréchal-ferrant et fort en gueule ; Léonard, dit « Piarrouty », chiffonnier à Nontronneau ; Pierre Buisson ; les frères Etienne et Jean Campot, agriculteurs à Mainzac et même François Mazière, habitant Hautefaye. Et tous les autres qui participent à ce carnaval tragique ! Les coups de bâton pleuvent sur son dos, sur ses jambes jusqu’à le jeter à terre. Alors, des bras le saisissent solidement et le traînent à travers les ruelles du village pour la curée.

Les pieds ferrés comme un cheval de trait

L’atelier du maréchal-ferrant devient lieu d’atrocité poussée à son paroxysme. Quelques hommes le maintiennent tandis que « l’homme de l’art » lui ferre les pieds comme un cheval de trait, dans l’odeur de chair grillée et d’hurlements inhumains. Cela suffit-il à faire retomber la fureur ? Non ! Un petit nombre a bien tenté de s’interposer, au péril de leur vie, devant cette foule à la dérive, mue par la haine, rompant la digue de la colère pour la barbarie la plus immonde. Il y a là l’abbé Victor Saint-Pasteur qui a en vain tenté de détourner les plus excités de l’irrémédiable en leur offrant à boire à l’intérieur de l’église ; Pascal, le fidèle domestique du domaine ; Philippe Dubois, le scieur de long et Georges Mathieu, l’artisan de Beaussac. Peine perdue ! La foule n’écoute plus ! Elle exige même qu’on lui rende « le traitre » pour terminer le travail. Réfugié un court instant dans une porcherie, Alain de Monéys, les vêtements lacérés, ses favoris arrachés par touffes et portant une plaie béante derrière l’oreille, est extrait de son abri et trainé dans un délire de sang jusqu’au champ de foire pour terminer « l’œuvre ». L’homme, malgré ses blessures, n’a pas sombré dans l’inconscient. Des signes de vie le parcourent encore. Il sent son corps déposé dans un creux ; des fagots et de la paille le recouvrent. Une fumée épaisse caresse déjà son visage, remplit ses narines. Sa mort ne leur suffit donc pas. Il faut encore que son corps disparaisse dans les flammes purificatrices comme au temps des bûchers de sorcellerie. Alain de Moneys tente vainement de repousser les flammes. Ses forces lui manquent et quand son corps devient brasier, la foule hurle autour de cet autodafé humain avant de se retirer, repue.

Le procès de la honte et de l’incompréhension

Hautefaye n’est plus qu’un village désert quand, le lendemain du drame, dès potron-minet, les autorités judiciaires investissent la place. Tandis que le médecin du canton examine le cadavre carbonisé de la victime, transféré depuis la veille dans l’église, les gendarmes ramènent sur le lieu du crime, l’un après l’autre, les présumés coupables, désignés par ceux qui ont tenté de sauver Alain de Monéys. Quant au maire d’Hautefaye, il est destitué sur-le-champ pour ne pas avoir fait preuve d’autorité dans sa fonction.

Une telle affaire exige du procureur puis du juge qu’ils évaluent le degré d’atrocité et de participation de chacun pour éviter d’encombrer la prison de Périgueux et de diluer le procès à venir à travers une litanie de confessions qui profiterait immanquablement aux principaux acteurs du drame.

Le 11 décembre 1870 s’ouvre le procès des vingt-et-un accusés du crime d’Hautefaye. Une foule immense envahit le prétoire, hostile et atterrée par l’horreur du drame. Durant les trois jours d’audience, il est perceptible qu’il s’agit d’un procès hors-norme ; qu’à côté des interrogatoires des accusés et des témoignages, se profile l’ombre de tous ceux qui, de près ou de loin, ont participé à ce naufrage collectif ou n’ont rien tenté pour en arrêter le cours.

Les quatre principaux accusés se réfugient dans l’incompréhension de leur acte et dans l’excitation qui a prévalu à la sagesse pour accomplir cette infamie. Chacun met en avant la bonté de la victime et l’aveuglement à la faire passer pour un Prussien. Des mots de pardon fleurissent même dans leur bouche redevenue humaine.

Le réquisitoire du procureur n’en a cure et se veut sans concession. Quant aux plaidoiries, elles mettent en avant l’absence de précédent judiciaire chez ces hommes pris dans le terrible engrenage d’une foule incontrôlable qui s’alimente par la haine pour assouvir sa vengeance et expurger tous ses maux.

La sentence tombe à sept heures du soir, le 13 décembre 1870. François Chambort, Pierre Buisson, François Léonard dit Piarrouty et François Mazière sont condamnés à la peine de mort. Jean Campot, aux travaux forcés à perpétuité ; son frère Etienne, à huit ans de travaux forcés. Les peines s’échelonnent ensuite entre un an de prison et six ans de travaux forcés. Thibault Limay dit Thiabassou, âgé de quatorze ans, restera en maison de correction jusqu’à sa majorité alors que Pierre Delage est acquitté, les jurés estimant qu’âgé de cinq ans, il a agi sans discernement.

L’exécution

En pleine déroute militaire et tandis que le gouvernement provisoire s’est replié sur Bordeaux, les avocats des trois condamnés tentent d’obtenir la grâce de leurs clients, mettant en avant l’égarement ponctuel de ces hommes : « Le crime d’Hautefaye, en effet, en dehors de sa matérialité même, n’est pas, à ce point, reprochable aux condamnés. Il est le crime de la Foule, dans une heure d’ivresse, avec son ignorance, sa superstition, ses fanatismes, les excitations qui procèdent du bruit et du nombre… »

La réponse du garde des Sceaux, Adolphe Crémieux, est sans ambiguïté : « Considérant qu’après cette condamnation le ministère public a su s’assurer, soit par la déclaration des jurés, soit par l’entremise du préfet et du maire de Périgueux, que le verdict avait été délibéré avec maturité et rendu à l’unanimité, et que l’opinion publique le ratifiait. Considérant qu’à son vif regret il n’a su découvrir de circonstances atténuantes en faveur des quatre condamnés. Estime qu’il a lieu de laisser à la justice son libre cours, et rejette les demandes en grâce formulées au nom des condamnés. »

Entre-temps, le 25 novembre 1870, un décret a supprimé les exécuteurs départementaux au profit d’un exécuteur national et de cinq adjoints, désormais basés à Paris. Mais la capitale étant au bord du chaos, cette mesure est repoussée pour la circonstance. C’est donc l’ancien exécuteur de Bordeaux, Charles-Henri Desmoret, assisté de trois adjoints, qui est chargé de l’exécution, chose rarissime mais o combien symbolique, sur le lieu même du crime.

Le 5 février, après une dernière tentative la veille pour obtenir un sursis, les quatre condamnés sont extraits de la prison de Périgueux. Il est huit heures du soir. Escortés de gendarmes à cheval, un long trajet les attend jusqu’à Hautefaye où ils parviennent au petit matin du 6.

Deux cents soldats stationnent déjà sur place pour veiller à la sécurité. Enfermés à proximité du lieu de l’exécution, les hommes attendent que leur heure vienne. Dehors, une centaine de curieux sont venus assister à l’expiation de leur crime. La tête de Piarrouty est la première à rouler dans la sciure. Il est 8 h 25. Cinq minutes plus tard, ses trois compagnons de l’échafaud rendent grâce à leur tour. Justice a été rendue !

Pardonnez-leur si vous pouvez !

La mère de la victime, Madeleine de Monéys, ne survécut pas au drame et s’éteignit de chagrin quelques semaines après. Hautefaye ne fut pas rayé de la carte comme le demandait un sous-préfet de la Dordogne au gouvernement. Parce qu’on n’efface jamais la honte en faisant table rase du passé. Seul le temps permet d’atténuer les douleurs et les rancoeurs. Ne pas pardonner mais croire à la réconciliation des hommes. Pour que l’incroyable ne se reproduise plus. Un siècle s’écoula avant que les familles se réunissent à Hautefaye pour célébrer une messe anniversaire. Il faudra encore plusieurs générations pour que le nom de ce petit village, d’aujourd’hui une centaine d’âmes, ne soit plus associé à la tourmente de haine qui s’abattit, le 16 août 1870, sur un homme sans défense et qu’on laissa mourir non comme « une logique du comportement de la foule » mais par une extrême lâcheté à ne pas s’interposer. A affronter la mort pour sauver une vie. Parce que nous sommes aussi capables autant du meilleur que du pire.

Chronologie

6 août 1870. Bataille de Reichshoffen.

16 août 1870. Alain de Moneys victime de la folie collective des habitants d’Hautefaye.

11 décembre 1870. Ouverture du procès des onze accusés d’Hautefaye.

13 décembre 1870. Quatre condamnations à mort sont prononcées en cours d’assises.

6 février 1871. Exécution à Hautefaye des quatre condamnés à mort.

Lourdes : le miracle permanent

 

Entre pèlerinages, miracles, prières et bondieuseries, Lourdes se nourrit depuis plus de cent cinquante ans des apparitions de la Vierge à Bernarde Soubirous.

 

Le jeudi 11 février 1858, trois gamines cheminent le long du gave de Pau. Bernarde Soubirous, sa petite sœur Toinette et son amie Jeanne ont pour tâche quotidienne d’aller ramasser des os et du bois mort. C’est que chez les Soubirous, on vit chichement depuis que le père a perdu son travail. Une spirale de la misère qui a conduit toute sa famille du moulin de Boly à une cellule de l’ancienne prison, rue des Petits-Fossés, de 3,72 sur 4 mètres où s’entassent parents, frères et sœurs de Bernarde. C’est dire que la situation des Soubirous est plus que précaire. Le père a même été arrêté quelques mois plus tôt pour une sombre histoire de vol pour lequel il a été finalement innocenté. Bernarde est de santé fragile, sujette à des crises d’asthme. Malgré toutes les épreuves que la famille a subies, parents et enfants sont restés très unis.

Apparition ou hallucination ?

Les trois enfants parviennent en face de la grotte dite de « la Tute aux cochons ». Pour pénétrer dans cette cavité d’une dizaine de mètres de profondeur, il faut traverser le Gave. La petite Bernarde enlève ses chaussures puis ses bas. Elle s’avance vers l’entrée quand elle perçoit un souffle qui fend l’air. « J’aperçus une dame vêtue de blanc : elle portait une robe blanche, un voile blanc également, une ceinture bleue et une rose jaune sur chaque pied. » Bernarde a reçu une éducation très chrétienne qui la pousse à se mettre en prière, la Dame l’accompagnant avant de disparaître subitement.

Que peut-il bien se passer dans la tête d’une gamine de quatorze ans ? Apparition, c’est-à-dire « manifestation d’un être naturel ou surnaturel » ? Hallucination, dont l’objet perçu et ressenti n’existe pas ? Simple suggestion d’une enfant influencée très jeune par une pratique rigoureuse de la religion ? Quoi qu’il en soit, Bernarde décide de ne rien avouer de ce qu’elle a vu. Mais la petite Toinette ne peut tenir sa langue et finit par vendre le morceau. Interdiction formelle est faite à Bernarde de se rendre désormais à la grotte. Le père Soubirous a suffisamment d’ennuis comme cela pour ne pas encore se mettre à dos le clergé.

Premiers miracles !

Peine perdue ! La gamine, déterminée, réussit à faire plier son père. Le dimanche qui suit, la Dame blanche lui apparaît, souriante, avant de disparaître. Suivent, jusqu’au 16 juillet 1858, seize autres apparitions. Celle que tout le monde appelle désormais Bernadette a enclenché une double spirale, de scepticisme et de foi, que plus rien ne peut arrêter. Les foules qu’elle déplace devant la grotte de Massabielle – près de dix milles personnes au plus fort des apparitions- suscitent de la part des autorités judiciaires et religieuses enquêtes et suspicion. Bernadette est sévèrement tancée, menacée même d’être jetée en prison si elle ne dit pas la vérité. En pure peine ! La gamine répond avec précision et candeur. Ces apparitions vues d’elle-seule sont-elles des preuves suffisantes ? Pas vraiment ! Mais la Dame blanche veille, faisant jaillir une source d’eau à l’intérieur de la grotte. Premier miracle ! Suivi, le 28 février 1858, de la première guérison de Lourdes : une amie de Bernadette, la jeune Catherine Latapie, retrouve l’usage de son bras après l’avoir trempé dans la source. Dans tout le pays de Lourdes et bien au-delà, on ne parle plus que de ces premières manifestations miraculeuses. Nombreux sont les malades à se précipiter à Lourdes. Les autorités ecclésiastiques sont bien obligées d’en prendre acte, par la voix de l’évêque de Tarbes. Après avoir interrogé Bernadette, il conclut : « Qui n’admire la simplicité, la candeur, la modestie de cette enfant ? Elle ne parle que quand on l’interroge, alors elle raconte tout sans affectation, avec une ingénuité touchante, et aux nombreuses questions qu’on lui adresse, elle fait, sans hésiter, des réponses nettes, précises, pleines d’à-propos, empreintes d’une forte conviction… »

Du reste, pour l’Eglise de France, ces apparitions sont pain béni. L’anticléricalisme de la Révolution de 89 qui a ressurgi avec la Seconde République de 48 à 52 a mis à mal Foi et croyance et la toute-puissance du clergé. Les apparitions de Lourdes viennent donc à point pour faire remonter la ferveur religieuse et relancer la pratique des pèlerinages.

Une vie en religion

Quand Bernadette dévoile que la Dame blanche est bien « L’Immaculada Councepciou », pour l’Eglise les apparitions ne font plus aucun doute, Bernadette ne pouvant connaître cette formulation, proclamée quatre ans plus tôt par le pape Pie IX dans sa Bulle Inneffabilis Deus. Du reste, le 18 janvier 1862, tandis que les pèlerins ne cessent d’affluer vers Lourdes, l’évêque rend un avis favorable et déclare réelles les dix-huit apparitions de 1858. Entre-temps, Bernadette, âgée de dix-huit ans, a été recueillie par les soeurs de la charité de Nevers qui lui apprennent à lire et à écrire. Pour Bernadette, désormais, l’heure du choix est arrivée. Revenir à la vie civile ou s’engager dans la religion en prenant le voile. En 1866, celle que tout le monde veut voir, toucher ; celle dont tous les journaux se font l’écho choisit de quitter Lourdes pour rejoindre la congrégation des sœurs de la charité de Nevers. « C’est le plus grand sacrifice de ma vie », affirmera-t-elle. Elle ne reviendra jamais à Lourdes. Bernadette, sœur Marie-Bernard en religion, de santé fragile, souffrant de tuberculose pulmonaire, s’éteint le 16 avril 1879 dans d’atroces souffrances.

Sainte Bernadette canonisée en 1933

Disparue, le temps est venu de la proclamer sainte. Pour enclencher la procédure de béatification, son cercueil est ouvert à trois reprises entre septembre 1909 et avril 1925. Son corps est étrangement intact, comme momifié. « De très fins masques de cire, moulés d’après les empreintes directes sont déposés sur son visage et sur ses mains. » Proclamée bienheureuse le 2 juin 1925 en présence de son plus jeune frère, Pierre, Bernadette est canonisée le 8 décembre 1933 par le pape Pie XI.

Aujourd’hui, son corps repose dans une chasse de verre, dans la chapelle de l’ancien couvent Saint-Gildard à Nevers.

Depuis, la ferveur religieuse n’a pas abandonné Lourdes. Si Bernadette, à son tour, pouvait apparaître dans la grotte de Massabielle, elle se rendrait compte combien ses visions ont influencé la chrétienté européenne et, ô combien, le tourisme religieux.

Guérisons et miracles

En 2013, 69 cas de guérison sont officiellement considérés par l’Eglise comme miraculeux. La dernière annonce en date a été faite le 19 juillet 2013, concernant celle d’une habitante de Pavie (Italie), survenue en 1989. La procédure de reconnaissance se déroule en six étapes, depuis le Bureau des constatations médicales qui enregistre les demandes jusqu’à la décision finale de l’évêque du diocèse concerné, suivant les conclusions du Comité Médical International, composé d’experts médicaux et de responsables de l’Eglise.