Les grandes catastrophes en France

Le sillon de la mort. Le Mans. 1955.

Pour Juan Manuel Fangio, le mythique pilote argentin, triple champion du Monde, plus rien ne sera jamais comme avant ce jour maudit du 11 juin 1955. Il revoit, dans la ligne droite des stands, la voiture de son coéquipier Pierre Levegh lancée devant lui à prés de 250 km/heure ; son bras levé en signe de prudence et soudain, comme enlevée du bitume, la Mercedes n° 20 qui décolle du sol avant d’exploser en retombant sur le talus. Il revoit, comme dans un épais brouillard, sa voiture se faufiler par miracle entre les débris et l’Austin accidentée qui le précède. À plus de 200 km/heure, tout est allé si vite que Juan Manuel Fangio n’a rien vu de la catastrophe qui se joue au même instant dans la tribune qui surplombe les stands.

L’horreur vient de frapper la 23e édition de la plus célèbre course automobile au monde, traçant un sillon de mort indélébile dans l’histoire des sports mécaniques.

La fête promettait pourtant d’être belle. Comme chaque année, le public avait répondu en masse. 250 000 à 300 000 spectateurs avaient convergé ces deux derniers jours vers le circuit sarthois. Routes, baraques foraines, parkings, tribunes grouillaient d’une foule bon enfant et de passionnés venus admirer l’incessant ballet des bolides, la virtuosité des pilotes et la féerie des lumières des phares, la nuit venue. Vingt-quatre heures d’ivresse de la vitesse et de part de risques. L’envers du décor des courses automobiles où l’affreuse fatalité peut brusquement venir côtoyer l’erreur de pilotage ; où une accumulation de faits imprévus peut mettre en relief la fragilité d’un système de sécurité que l’on croit sans faille.

Mais qui, ce jour-là, songerait à un tel enchaînement de circonstances ? Des mois que l’événement est inscrit au calendrier. Des semaines que la course a envahi les esprits. Des jours que les affaires sont prêtes comme un credo d’élan mystique. Des heures que les yeux sont braqués sur les mécaniques prêtes à s’élancer ; que l’on suppute sur les chances des marques à remporter le trophée. D’autant plus que cette année 1955, la course suscite un nouvel engouement. Le retour des « Flèches d’Argent » sur les circuits n’a échappé à personne. Et chacun sait que le constructeur allemand Mercedes ne revient pas au Mans pour faire de la figuration. La preuve en est que la firme de Stuttgart a confié le premier volant de la Mercedes 300 SLR n° 19 au duo Fangio-Stirling Moss. Ce qui se fait de mieux à l’époque dans le sport automobile. L’alliance de la maîtrise et de la fougue ; de l’expérience et de la jeunesse.

Ah oui !!! ce 11 juin 1955, la fête promettait d’être belle et bien malin qui pouvait prévoir le vainqueur. Car les Jaguar et les Ferrari, vainqueurs des trois dernières éditions, n’ont pas dit leur dernier mot. Avec Mike Hawthorn et Ivor Bueb, la Jaguar Type D n° 6 rivalise sans problème avec les Mercedes. Et si Ferrari est un peu en retrait, personne n’oublie que la Scuderia est tenante du titre avec le Français Maurice Trintignant.

Qui pourrait venir bousculer cette hiérarchie ? Les Tony Rolt et Duncan Hamilton, vainqueur en 1953 et second en 1954 ? Le Français Pierre Levegh, de son vrai nom Pierre Bouillin, associé sur la Mercedes n° 20 à l’Américain John Fitch ? Trop vieux (50 ans) pour certains ? Manquant d’expérience à ce niveau pour d’autres ? C’est vite oublié que le bijoutier-pilote a failli créer, en 1952, un sacré exploit. Sans équipier, il a tenu tête aux Mercedes pendant vingt-trois heures avant de céder sa première place, moteur cassé ! Respect, monsieur Levegh ! Pourtant, la présence, ce 11 juin, du pilote français au départ ne tient que par le forfait de Jean Behra, accidenté lors des essais.

Pour les spécialistes, la course se jouera moins sur le talent et l’endurance des pilotes que sur les nouveautés technologiques apportées aux voitures par les constructeurs. Et de ce côté-là, les deux cents ingénieurs allemands et les trois cents mécaniciens de chez Mercedes, dans le plus grand secret, ont bien travaillé. La Mercedes 300 SLR est devenue plus légère grâce à un alliage contenant du magnésium ; elle bénéficie d’un spectaculaire frein aérodynamique et la cylindrée a été portée de 2500 cm3 à 3000 cm3. On évoque aussi l’utilisation d’un nouveau type de carburant sans vraiment savoir le vrai du faux.

Ferrari a aussi lancé la nouvelle 121 LM spider Scaglietti. Mais les connaisseurs doutent qu’elle puisse rivaliser en vitesse avec la Mercedes.

Il est 16 heures à la pendule Dutray du circuit quand les soixante pilotes s’élancent en travers de la piste, sautent dans l’habitacle et démarrent en trombe pour s’assurer la meilleure place en tête de la course. La fête allait être belle, ce 15 juin 1955 ! Fangio, qui a raté son départ, doit batailler ferme pour doubler un par un des concurrents beaucoup moins rapides que lui. La Mercedes a bien mérité son surnom de « Flèche d’Argent ». L’Argentin, qui aime le combat, pulvérise record sur record à chaque tour. Le spectacle est extraordinaire et les spectateurs, époustouflés par le show du champion du Monde.

Au bout de deux heures d’une fantastique remontée, Fangio est revenu sur les talons de la Jaguar de Mike Hawthorn qui fait la course en tête alors que la Mercedes de Pierre Levegh doit déjà rendre un tour. La lutte entre les deux marques est lancée. À chaque passage devant les stands, les spectateurs comptent les secondes grignotées par l’un ou l’autre des pilotes.

 

18 heures 28. Il est temps pour le Britannique de s’arrêter pour ravitailler. Un coup de frein sec et la Jaguar rentre brusquement dans son stand. Surpris par la manœuvre, l’Austin-Healey de Lance Macklin s’écarte sèchement vers la gauche pour l’éviter. Derrière, la Mercedes de Pierre Levegh ne peut se déporter suffisamment et heurte l’arrière de l’Austin. Propulsée comme sur un tremplin, la « Flèche d’Argent » décolle avant de s’écraser sur le muret séparant la piste de la tribune. Le pire endroit pour un tel accident car seule une palissade en bois sépare juste les tribunes des stands, là où se pressent les spectateurs, juchés sur des escabeaux ou des tabourets, pour ne rien perdre du spectacle.

Le choc est d’une violence inouïe. La Mercedes se désintègre au contact du sol, projetant dans les gradins train avant, aérofrein, moteur et débris incandescents sur la foule, atteinte aussi par le souffle de l’explosion. Une double onde de choc terriblement meurtrière qui fauche d’un coup quatre-vingt-trois personnes. L’épouvante se mêle alors à la stupeur. La fête aurait dû être belle, ce 11 juin 1955. Elle vient de se transformer en vision cauchemardesque comme un traumatisme que seuls les mots, les phrases et les témoignages tentent d’exorciser.

« C’était comme à la guerre ! On était des centaines et puis, d’un coup, on s’est tous retrouvés par terre. Tout le monde… »

« Quand je me relève, quelques secondes plus tard, je n’y vois plus de l’œil gauche. Un fragment de cerveau obstrue mon verre de lunettes. Mes mains et ma chemise sont maculées de sang… mais je n’ai rien… Autour de moi c’est le chaos. Des dizaines de corps gisent sur le sol. À mon côté, mon infortuné compagnon […] est décapité. Ses jumelles sont autour de son cou mais sa tête n’y est plus… » (Jacques Grelley)

Et le corps, disloqué et brûlé, méconnaissable, de Pierre Levegh.

Le temps est venu des critiques ! Des questions ! Des incertitudes ! Comme autant de doigts pointés sur l’organisation, les pilotes et les constructeurs. Pour comprendre et changer ce qui n’aurait jamais dû être. Avec un degré d’intensité selon les journaux.

« Pourquoi n’a-t-on pas aussitôt arrêté cette course maudite ? » (Paris-Presse)

« À-t-on le droit de sacrifier tant de victimes à la vitesse ? » (Le Parisien Libéré)

« Deux fragiles barrières entre la catastrophe et le public. » (L’Humanité)

Quand la kermesse se change en morgue, ce carrousel qui continue à tourner ne prend-il pas l’aspect d’une danse macabre ? » (Franc-Tireur)

« On avait au Mans, prévu et organisé le progrès. On s’est laissé prendre de vitesse par ce progrès dévorant… » (L’Equipe)

Et des réponses qui se diluent parfois dans les ombres, phase intermédiaire vers les spéculations les plus folles.

Le circuit du Mans passait pour l’un des plus sécurisés au monde. L’enquête confirma une conjonction de faits imprévisibles (« Un simple fait de causes »), mettant en avant l’absence de risque zéro sur ce type d’épreuves. La course continua pour éviter le départ massif et précipité des spectateurs, qui aurait empêché aux secours d’arriver rapidement sur les lieux. Mercedes fut lavé de tout soupçon concernant l’utilisation d’un carburant hautement inflammable. Mais alors, comment interpréter le départ à la sauvette de ses trois bolides, stoppés en pleine nuit par ordre de la direction de la firme ? Protection de sa technologie ou volonté de cacher des interdits ?

Fangio avait exprimé dès l’accident sa volonté d’arrêter mais son coéquipier Stirling Moss avait voulu poursuivre. La Mercedes avait donc continué jusqu’à son abandon, laissant la voie de la victoire à l’équipage de Jaguar Mike Hawthorn et Ivor Bueb.

Mais là n’était plus la question ! Seuls comptaient désormais le deuil, le recueillement et… l’avenir d’une épreuve frappée de plein fouet par le drame.

Les autorités réagirent sans tarder mais selon des degrés différents. La France et l’Allemagne interdirent quelques mois toute épreuve automobile sur leur sol avant de revenir en arrière dès 1956. Il y avait tellement d’enjeux financiers ! La Suisse ne leva son interdiction qu’en 2007.

Au Mans, l’Automobile Club de l’Ouest prit à bras-le-corps la question de la sécurité. Elle ne pouvait faire moins en regard des victimes (83 plus 9 dans les jours qui suivirent) et des blessés (140). Plus jamais ça ! Piste enterrée ; stands reculés de 15 mètres ; protections renforcées ; réservoirs des voitures diminués… devaient permettre au Mans de dépasser le drame.

Quant à John Fitch, le coéquipier du malheureux Pierre Levegh, traumatisé par l’accident, une fois le volant abandonné, il se spécialisa dans l’invention de barrières de sécurité. Pour que ne rime plus course automobile et vision d’apocalypse !

Catastrophes en France

De l’effondrement du mont Granier au barrage maudit de Malpasset en passant par les tremblements de terre, les incendies et les accidents ferroviaires, petit tour d’horizon des catastrophes qui ont endeuillé la France.

La sismologie moderne, en expliquant scientifiquement l’origine des tremblements de terre, a peu à peu expulsé les superstitions ancestrales qui terrorisaient les hommes persuadés d’avoir provoqué la colère de Dieu par leur piété insuffisante. Toutefois, si on les comprend mieux, il est toujours aussi difficile de prévoir les mouvements tectoniques, la soudaineté et l’ampleur du tragique séisme d’Haïti ce 12 janvier 2010 nous renvoyant aux limites actuelles de la science, incapable encore de parer à son éventualité.
La terre, mère nourricière, représente la stabilité, l’attachement aux racines, aux valeurs et quand elle se met à trembler l’homme perd tous ses repères, toutes ses certitudes…

L’effondrement mystérieux du Mont-Granier (1248)

« Il déplace les montagnes à leur insu
et les renverse dans sa colère. »

Livre de Job

La catastrophe
Le Royaume de France est durement éprouvé au Moyen Âge par les pestes, les famines et les guerres qui laissent la population exsangue. Plus de la moitié des enfants meurent en bas-âge et les vieillards de plus de quarante ans se font rares.
Les catastrophes naturelles ajoutent du malheur aux hommes : cours d’eau qui inondent les villages, tempêtes, tremblements de terre. Le 14 septembre 1219, suite à la rupture du barrage naturel du lac d’Oisans, les eaux envahissent Grenoble faisant de nombreuses victimes. Dans la même région, le 24 novembre 1248, alors qu’en Angleterre un raz-de-marée dévastateur ravage les côtes, un cataclysme d’une ampleur jamais égalée anéantit cinq villages savoyards.
Vers minuit, un fracas dantesque réveille les paysans. La fin du monde ne durera que quelques minutes. L’éclatement apocalyptique d’un pan du Mont-Granier, situé sur la combe de Savoie, entraîne plusieurs centaines de millions de mètres cubes d’éboulis qui emportent moulins, fermes et villages au passage. Plusieurs milliers de personnes sont ensevelies sous des tonnes de calcaire. Les villages de Cognin, Vaurey, Saint-André, Granier et Saint-Péron sont définitivement rayés de la carte ; d’autres sont partiellement détruits ; la chapelle de Murs a disparu. Le glissement infernal s’étale sur sept kilomètres et demi et s’arrête pile aux portes de la chapelle de Myans…
La thèse d’un tremblement de terre semble aujourd’hui écartée par les scientifiques. Un tel glissement de terrain n’aurait pu être provoqué que par un séisme d’une amplitude de 11 à 12 sur l’échelle de Richter et c’est alors toute la Savoie qui aurait été engloutie par les éboulis. Plus sérieusement, il est admis que, suite à d’importantes précipitations, les eaux se seraient infiltrées dans les nombreuses galeries souterraines qu’abrite le Granier jusqu’à atteindre la couche marneuse de sa base. Déstabilisé par son socle devenu friable, le massif aurait glissé, provoquant la plus grande catastrophe occidentale de l’âge médiéval. Témoin impressionnant de l’ampleur de l’éboulement, le bloc de la « Pierre Hachée » mesure à lui tout seul plus de mille mètres cubes !
La paroi du Granier qui s’érige en cicatrice béante à presque 2000 mètres au-dessus de Chambéry reste encore un mystère et la nuit du 24 novembre 1248 alimente toujours généreusement les légendes savoyardes.

Le châtiment divin
Aucun témoignage direct susceptible de nous éclairer sur les circonstances du drame n’a traversé les siècles. Seuls quelques moines érudits se sont emparés de cette tragédie pour reconquérir les fidèles tentés par l’hérésie en agitant le spectre de la punition divine.
Matthieu Paris, un moine bénédictin anglais, profite de la catastrophe pour jeter l’opprobre sur tout le Comté de Savoie à qui il reproche une trop grande influence dans les affaires du Royaume d’Angleterre – Henri III Plantagenêt vient d’épouser Éléonore de Provence, petite fille du Comte de Savoie – l’occasion est trop bonne pour affubler les Savoyards de tous les vices et justifier ainsi la colère de Dieu.
« C’était sur les maisons de ces mêmes habitants que la justice divine avait sévi, parce qu’ils exerçaient alors avec indifférence et impudence les activités honteuses de l’usure, tout souillés de l’ignominie de cette soif, et pour que l’apparence de la vertu cachât le vice ; ils ne rougissaient pas de s’appeler insidieusement marchands de deniers ; ils s’inquiétaient peu de commettre des actes de simonie , ne craignaient pas de se livrer sans pitié aux vols et rapines (..) ignorant que plus la vengeance divine se fait attendre, plus elle s’exerce avec rigueur. »
La main de Dieu infligeant une pénitence aux mauvais chrétiens à chaque calamité est communément admise au Moyen Âge. Le peuple est superstitieux. Il est facile pour les prédicateurs de remettre les brebis égarées dans le droit chemin avec des sermons moralisateurs, en les menaçant de terribles châtiments si leur conduite n’est pas exemplaire.
L’inquisiteur dominicain Étienne de Bourbon assure dans ses sermons que l’ire céleste, en cette fatale nuit de novembre, était dirigée contre le conseiller du Comte de Savoie, Bonivard, lequel avait chassé le jour même les moines du prieuré de Saint-André pour agrandir ses propriétés déjà nombreuses au pied du Granier :
« Peu d’heures avant la catastrophe, les moines du Prieuré d’Aspremont, au pied du Granier, avaient été chassés de chez eux par le Sire Bonnivar, seigneur de l’endroit, ne sachant où aller, les pauvres religieux prirent le chemin de Myans et se réfugièrent dans la chapelle… où ils arrosaient le pavé de chaudes larmes et remplissaient l’air de soupirs, recommandant leur fortune aux mérites de la Vierge Glorieuse, et non sans effets, car le soir du même jour,… le temps serein, calme et la lune bien claire, en un instant,… par le ministère des diables furent causés grêle, tempêtes et tremblements de terre si étranges que le sommet du rocher de la dite montagne tomba en de prodigieux quartiers… et s’épancha… jusqu’aux talons des pauvres religieux qui étaient en dévotion devant l’image de la Vierge, où le dit abîme s’arrêta tout court sans pouvoir passer plus outre et sans faire de mal aux dits religieux ; lesquels entendaient les derniers démons qui criaient aux premiers : « Passons outre, passons outre ! » ; auxquels ceux-ci répondaient : « nous ne pouvons, car la Brune, c’est-à-dire la noire, nous empêche ! »
Ce récit eut tôt fait de se transformer en légende…

La légende de la Vierge noire
L’arrêt net de la coulée meurtrière à la porte même de la chapelle de Myans ne pouvait qu’embraser les imaginations déjà bien formatées par l’Église toute puissante. Que les éboulis aient été freinés par les moraines de Seloges n’est pas de nature à détourner les pèlerins qui se prosternent toujours devant la Vierge Noire, mère protectrice du sanctuaire de Myans.
Chassés par le méchant Jacques Bonivard, les moines d’Apremont trouvent refuge dans la petite chapelle de Myans où ils se mettent à prier avec ferveur au pied de la Vierge. Pendant ce temps, Bonivard fait ripaille avec tous les nobles du Comté pour fêter cette honteuse victoire. Le Ciel ne peut tolérer pareille infamie. La colère du Tout-Puissant sera terrible. Alors que la nuit est très calme, sur le coup de minuit, le Mont-Granier se fend dans un craquement épouvantable. En un rien de temps, les fêtards sont écrasés par les rochers poussés par le Malin. Les moines épouvantés par la fin du monde imminente redoublent de dévotion. La montagne dégringole dans une terrible avalanche qui épargne miraculeusement le sanctuaire. Quelques blocs le dépassent, d’autres l’entourent mais les moines sont sains et saufs.

Un petit verre pour finir
Depuis le début du XIVe siècle, les pentes argilo-calcaires de l’effondrement, appelées abymes de Myans, sont utilisées pour la culture de la vigne. Le vin d’Apremont, à la robe pâle et lumineuse, réconforte les skieurs du XXIe siècle qui sont loin de se douter qu’en arrosant copieusement leur tartiflette, ils rendent hommage aux bons moines du prieuré de Saint-André.

 

La terre de Provence bouge…
(Lambesc – 11 juin 1909)

Neuf heures viennent de sonner à Lambesc. Les gosses s’enfoncent douillettement dans un sommeil innocent. Les femmes ont sorti les chaises sur le devant de la porte. Un ouvrage entre les mains, elles goûtent la douceur de ce soir de juin tandis que les hommes sont au bistrot. Dans ce coin de Provence, entre Marseille et Salon, c’est à la tombée de la nuit que les langues se délient, que de fontaine en fontaine les nouvelles circulent ; que de comptoir en comptoir, on épilogue sur les grandes grèves qui secouent le port de Marseille, sur ce Jean Jaurès, un bourgeois du Tarn, qui défend farouchement les ouvriers et tient tête à Clemenceau. Entre deux goulées de ce rosé du pays qui est à lui tout seul un concentré de l’art de vivre inimitable de la terre provençale, le ton monte, les esprits s’échauffent quand soudain un coup de tonnerre jaillit du ventre de la terre…

Témoignage d’un Lambescain
« Cette date fatale restera à jamais gravée dans ma mémoire ; son seul souvenir fera toujours revivre en moi les heures atroces que nous avons passées et le spectacle navrant d’une population désolée.
Une vieille habitude veut que je me trouve chaque soir après le souper au café Nicolas, située sur la Grand-Rue ; je passe là quelques heures agréables en compagnie de bons amis.
Le 11 juin au soir, je me trouvais donc dans cet établissement, causant avec mes amis, loin de me douter qu’une terrible catastrophe nous guettait.
Tout à coup, à neuf heures dix-neuf très exactement, nous entendîmes une formidable détonation. Nous nous sentions progressivement secoués. On eût dit qu’on pressait fortement sur nos épaules pour nous affaisser. Après ce mouvement de verticalité, un autre beaucoup plus fort de latéralité suivit. Les chaises, tables, verres, carafes sont renversées, une cloison dégringole dans le café et la lumière s’éteint. Une vive panique s’empare de nous. Nous nous élançons vers la porte ; nous nous bousculons ; nous marchons sur des personnes qui, s’étant heurtées à des chaises, étaient tombées, et nous arrivons enfin sur la terrasse du café. Là, un spectacle bien plus navrant nous attendait.
Toute une population surprise par le tremblement de terre que nous venions de subir, courait affolée dans les rues ; ici, c’est une femme serrant dans ses bras son enfant nu et appelant à grands cris son mari ; là, c’est un homme, demandant du secours pour retirer son père, sa mère, son frère et ses deux sœurs qui sont sous les décombres dans le quartier du Castellas ;… on dut prendre courage et aller sortir des décombres meurtriers les malheureuses victimes… Hommes, femmes, enfants, vieillards, infirmes, quittaient leur demeure, craignant qu’une nouvelle secousse ne vint augmenter le nombre des victimes. La température ayant sensiblement baissé, de grands feux s’allumèrent et les flammes qui s’en dégageaient éclairaient des visages empreints de tristesse et de désespoir. Ah ! la terrible nuit ! les six heures qu’elle dura nous semblèrent des siècles ; nous craignions l’obscurité et il nous semblait que, le jour arrivant, un gai soleil et un temps chasseraient de notre esprit le cauchemar qui le hantait. Hélas, il n’en fut rien ! le lendemain, à l’aube, un nouveau spectacle navrant s’offrit à nos yeux, notre pauvre Lambesc nous apparut en ruines ; en rentrant dans nos maisons, nous nous heurtâmes à des tas de plâtras, à des meubles renversés, à des objets que la terrible secousse avait réduits en miettes. Notre pauvre clocher nous apparut fortement ébranlé, notre église toute lézardée, les rues étaient encombrées de matériaux provenant de la chute des murs ; à l’usine Barbier, où je me rendis, une cheminée en maçonnerie de 25 mètres s’était abattue sur le laboratoire qu’elle avait saccagé. Dans le quartier du Castellas, aucune maison n’avait échappé à la terrible catastrophe ; c’était navrant et je renonce à décrire la douleur que provoqua en moi ce terrible spectacle.
À six heures du matin, je me trouvais sur la place Lazare-Carnot ; un camion descendait au pas sur la Grand-Rue ; un linceul blanc recouvrait les corps des quatre enfants Philip que les décombres avaient engloutis à la ferme de Croigne ; derrière, venait une voiture sur laquelle un homme et une femme sanglotaient ; c’étaient les malheureux parents qui accompagnaient les corps de leurs chérubins qu’on allait déposer à l’hospice, près de leurs frères d’infortune. Le passage de ce camion de la mort, de cette voiture de douleur, nous étreignit et, silencieux, en pleurant, nous nous découvrîmes… »

Le bilan de la catastrophe
Le village de Lambesc, dont le riche passé historique lui a valu l’appellation flatteuse de « Versailles Aixois », est totalement détruit. D’autres communes ont été durement éprouvées : Saint-Cannat, Rognes, Puy-Sainte-Réparade, Venelles, Salon, Aix (partie Nord), la Barben-Pélissanne. Le bilan est très lourd. En dix secondes, dans un terrible grondement apocalyptique, les murs se sont effondrés, provoquant la mort de quarante-six personnes – plus de la moitié des victimes sont des enfants – et près de trois cents blessés. Plusieurs milliers de logements sont détruits, des centaines d’autres sérieusement endommagés. Partout c’est la désolation ! Partout le même déroulement du drame.
Dans chaque maison, les murs tremblent, se fissurent. Les meubles se renversent dans un fracas de vaisselle. Les gens en proie à une vive panique hurlent à chaque mouvement de la terre, à chaque craquement. Des cris de douleur jaillissent des maisons éventrées. La nuit s’empare de ces silhouettes fantasmagoriques fuyant dans la campagne. Et enfin le silence lourd et angoissant. Les survivants privés de lumière, la peur vissée au ventre, craignant une nouvelle secousse, cherchent un mari, un enfant, une mère, jusqu’au petit matin où, hagards, ils découvrent l’étendue du sinistre…
Le traumatisme est énorme. Le séisme, d’une amplitude de 6,2 sur l’échelle Richter, est le plus important enregistré en France métropolitaine depuis celui de Roquebillière en 1564 ! La vibration est ressentie dans les départements voisins. Un habitant de Pertuis se rappelle les arbres secoués « comme si des enfants voulaient en faire tomber les fruits ».
L’origine de la secousse est attribuée à une rupture sur la faille de la Trévaresse, chaîne de collines longue de quinze kilomètres entre Lambesc et Venelles, qui aurait entraîné un déplacement vertical important. De nombreuses photos et cartes postales attestent de l’importance des dégâts et nourrissent amèrement la mémoire collective de toute la région alors même que les témoins oculaires ont disparu.

Et si c’était demain ?
Dans les années 1980, la direction du Ministère de l’Environnement commande une étude consistant à simuler les conséquences du même séisme, au même endroit, avec le plan d’occupation des sols de 1982.
Les conclusions sont alarmantes. Les coûts de reconstruction et de réparation atteindraient les deux mille cinq cent quarante millions d’euros et plus grave, le bilan humain puisque le nombre potentiel de blessés est évalué entre mille huit cent cinquante et cinq mille six cents cinquante et le nombre de morts entre quatre cents et neuf cent soixante-dix.
L’importante croissance économique et démographique de ces trente dernières années laisse craindre un bilan bien plus dramatique si la faille de la Trévaresse, toujours active, venait à se déplacer brutalement.

 

Le Sud-Ouest tremble
(Arette – 13 août 1967)

Les villages typiquement béarnais blottis au fond de la vallée de Barétous vont vivre une nuit d’horreur, ce dimanche 13 août 1967. Le plus important tremblement de terre depuis un siècle, après celui de Lambesc, va traumatiser en quelques secondes le Haut Béarn, laissant soixante-deux communes sinistrées et des centaines de sans-abris. Le séisme d’une amplitude de 5,3 sur l’échelle de Richter a été ressenti dans toute l’Aquitaine et au nord de l’Espagne et même des stations sismologiques situées en Antarctique ont pu l’enregistrer !
C’est le week-end le plus long de l’année. Les nombreux touristes ont pu profiter du temps magnifique pour visiter la vallée riche de légendes. La nuit a maintenant enveloppé les sommets tout proches…

Nuit d’épouvante
Un chien hurle à la mort dans la nuit, des dizaines lui répondent ; dans les étables, les vaches s’agitent, piétinent et tirent désespérément sur leur corde ; les hommes dorment, seuls êtres vivants inconscients du danger qui s’annonce dans la coquette bourgade des Pyrénées-Orientales d’Arette. La cloche de l’église Saint-Pierre égrène ses onze coups. Ce seront les derniers. 23 heures 06 ! Les murs des chambres se lézardent, les toitures gémissent, les lits valsent, les buffets crachent la vaisselle, les Arettois se réveillent en sursaut. Ils ont compris. La terre tremble. Instinctivement, ils cherchent l’interrupteur. Geste dérisoire. Le village est dans le noir. Il faut sortir de ce tombeau qu’est devenue la maison. Partout des cris, des plaintes…
23 heures 15 ! Seconde secousse, plus violente, plus longue. Le sol se dérobe sous les pieds, les vibrations puissantes arrachent portes et fenêtres, soulèvent les toitures, ébranlent tous les édifices. Dans un fracas sinistre, une première maison s’écroule, des dizaines suivent soulevant un nuage compact de poussière. Des façades se lézardent. Les rues s’encombrent de gravats. Pendant huit interminables secondes, Arette vit le pire des cauchemars. Un instinct de survie venu du fonds des âges pousse les habitants vers la campagne. Dans la nuit noire on court, on s’appelle, on crie, on hurle sa peur et sa souffrance. Les femmes et les enfants se serrent dans les ravines en attendant les premières lueurs de l’aube.
23 heures 23 ! Tout est fini. Un silence implacable enveloppe le village. Chacun s’étonne d’être toujours en vie et s’inquiète pour les autres membres de la famille. Le moment de stupeur passé, très vite on se cherche, se retrouve, s’embrasse. Les femmes serrent très fort leurs enfants ; les hommes s’improvisent sauveteurs. Courageux comme le sont les paysans de nos montagnes, ils fouillent les décombres, soulèvent les gravats, aident les plus vieux à s’extirper de leur prison de pierre. Une femme s’inquiète de sa voisine. Personne n’a revu Marie Bergez-Luque, une vieille dame de quatre-vingt ans. Sa maison est éventrée ; son lit vide est resté à l’étage, accroché à des lames du plancher. Un homme retrouve Marie écrasée sous un amas de pierres. Il ne peut plus rien pour elle.

Les miraculés du petit jour témoignent
Au petit matin, les premiers rayons de soleil offrent un paysage de désolation et de ruine aux Arettois. Plus des deux tiers des trois cents maisons se sont écroulées et les autres présentent des fissures inquiétantes. Le vieux clocher de l’église est coupé en deux et ce qu’il en reste menace de s’effondrer. Les rues sont couvertes d’éboulis. Le journaliste de Sud-Ouest évoque à juste titre un village « bombardé et canonné », et c’est bien l’impression que donne Arette en ce 14 août au matin.
Pourtant, une rumeur incroyable se propage. Le séisme n’aurait provoqué qu’une victime, Marie Bergez-Luque ; le nombre de blessés, une quinzaine, est en lui-même invraisemblable vu l’ampleur des dégâts matériels et chacun se sent miraculé.
Un couple raconte comment à la seconde secousse, la cheminée s’est abattue sur la toiture qui a cédé, emportant avec elle le mur de soutien. Le lit dans lequel ils dormaient a dégringolé au rez-de-chaussée en se retournant comme une crêpe. Le matelas a ainsi amorti les chutes de pierres, poutres et chevrons leur assurant la vie sauve !
Une jeune maman témoigne de sa chance inouïe : « Le soir du tremblement de terre nous dormions ma fille de sept ans et moi au premier étage. J’ai été brutalement réveillée par un sourd grondement et, presque aussitôt après, dans l’obscurité totale j’ai entendu un fracas terrible. Toute la maison s’écroulait. Mon lit a glissé sur le plancher qui s’incurvait. J’ai attrapé ma fille et me suis jetée avec elle au bas du lit, juste au moment où un énorme pan de mur s’abattait sur notre couche ! Une seconde plus tard, nous étions écrasées ! »
Avec une émotion palpable, le maçon fixe incrédule, à travers le mur éventré, l’armoire située près de son lit qui incontestablement lui a sauvé la vie. L’armoire, dans un équilibre précaire, soutient toujours le toit effondré juste au-dessus de son lit. Si elle avait basculé sous le poids, le brave homme aurait péri écrasé.
Quarante ans après, Jean B. n’a rien oublié de cette nuit cauchemardesque : « J’arrivais tout juste à la fête de Montory. Je venais de garer ma 2CV quand je l’ai sentie bouger fortement comme si quelqu’un la secouait. J’ai ouvert la portière, et malgré la nuit, j’ai vu des maisons toutes proches s’effondrer. J’ai vite redémarré la voiture et une deuxième secousse très forte s’est alors produite. En quittant Montory, la rue était pleine de gravats. La 2 CV m’a peut-être sauvé, c’est comme un 4X4, ça passe partout… Sur la route pour rentrer chez moi, les secousses continuaient, je les sentais car j’avais l’impression que le bitume se gondolait sous les roues de la voiture. À Arette, je l’ai laissée sur la place. Impossible d’aller plus loin, l’église était déjà tombée. J’habitais à cinquante mètres de là. Lorsque je suis arrivé à la maison, ma mère, blessée, était étendue par terre ; le docteur la soignait et une voisine était à ses côtés. Un petit moment après, j’ai été faire le tour de la famille. J’ai croisé les pompiers qui m’ont demandé d’accompagner un blessé jusqu’à la place où étaient leurs véhicules. Dans les rues, tout le monde courait, criait, tout cela dans l’obscurité totale. Un peu plus tard, dans la nuit, nous avons fait des feux dans les coins des rues ; on est resté là. Presque toutes les dix minutes, on sentait la terre trembler encore et encore, on entendait aussi parfois un mur qui s’effondrait. Quand le jour s’est levé, on s’est rendu compte. Si on l’avait vu avant, personne n’aurait osé entrer dans les maisons comme nous l’avons fait dans la nuit, pour chercher des tricots ou de quoi faire du café… Beaucoup de maisons étaient par terre ; elles s’étaient écroulées comme des châteaux de cartes. D’autres avaient de grandes fissures ou un mur en moins. Il y avait des gravats partout… Et puis, tôt dans la matinée, ce qui m’a choqué, c’est une chose inouïe : des voitures, pare-chocs contre pare-chocs, qui arrivaient à Arette. C’était des curieux… Très vite, la gendarmerie a alors fermé le village et interdit son accès… »

Toute une région traumatisée
Arette est bien l’épicentre du tremblement de terre mais toute la vallée du Barétous a été secouée et une partie de la Haute-Soule. Oloron, Aramits, Argelès-Gazost, Mourenx ont vécu dans l’horreur cette nuit tragique.
À Montory, le dimanche soir c’est la fête. Villageois et estivants guinchent au son de l’orchestre de Roger Desjean. La rue du Milieu est noire de monde et la nuit est douce quand le cauchemar commence. Les guirlandes s’éteignent. L’obscurité soudaine cause déjà un début de panique. Craquements sinistres de murs qui s’écroulent ; une cheminée s’effondre sur la bâche qui protège l’orchestre. Les cris redoublent, le sol se dérobe. Fini la danse, fini la musique ! C’est la fin du monde.
Le calme revenu, comme à Arette, on se cherche, on donne les premiers soins aux blessés et ensemble on se dirige vers les maisons, la peur vissée au plus profond des entrailles. Les rues sont jonchées d’ardoises. Plusieurs maisons sont éventrées. Des charpentes disloquées et des pans de murs fragilisés menacent à tout instant de s’écrouler. Hagards, les gens avancent. Peu oseront dormir chez eux. Et si Ça recommençait ? Le « Ça » ne recommencera pas mais la terre continue à vibrer, comme si le village était maudit, comme si cette nuit cauchemardesque ne devait jamais finir.
Dès l’aube, on apprend qu’Arette est presque entièrement détruit et le mot « miracle » est sur toutes les lèvres quand on obtient certitude qu’aucune victime n’est à déplorer à Montory. Quelques-uns se signent en passant devant l’église dont l’horloge s’est arrêtée à 11 heures 10.

Organisation des secours
Le plan ORSEC est mis en place, la première urgence étant d’interdire l’accès des villages en ruine à tous les curieux qui affluent. L’armée et les pompiers sont déjà au travail. Il faut dresser des tentes souvent dans les jardins des maisons sinistrées à la demande des habitants qui ne veulent pas s’éloigner. Il faut déblayer, étayer, sortir des maisons tout ce qui peut être utile. La tâche est immense, la solidarité s’organise. Le nombre des sans-abris est impressionnant. Onze cents à Arette, près de quatre cents à Montory, les vacanciers sont nombreux dans la verte vallée du Barétous. Les pelleteuses arrachent encore des larmes en détruisant ce qu’il reste des bâtiments les plus menaçants. Les gorges sont nouées quand, après deux heures d’effort, le clocher de l’église Saint-Pierre d’Arête s’écroule dans un nuage de poussière. La cloche tinte une dernière fois et bien des Arettois ont l’impression de perdre un petit peu de leur âme.

Le 29 août 1973 la nouvelle église est inaugurée. Les vitraux contemporains, œuvre de l’artiste Paul Ambille, abritent le retable et le précieux lutrin datant du XVIe siècle qui ont échappé au cataclysme. Ce lien symbolique entre le passé et la modernité confirme la détermination des Baretounnais, marqués par la tragédie, à se tourner résolument vers l’avenir.

 

L’incendie du Bazar de la Charité. 4 mai 1897

« Chaque étincelle est à elle seule toute l’incendie ;
elle le porte, l’augmente, le diffuse. »

Jean Marcel

« Près des Champs-Élysées
Je vois un endroit pas élevé
Qui n’est pas pour la pitié
Mais qui en est approché
Dans un but de charité
Qui n’est pas la vérité
Je vois le feu s’élever
Et les gens hurler
Des chairs grillées
Des corps calcinés
J’en vois comme par pelletées… »

Ces quelques phrases prononcées emphatiquement par mademoiselle Couedon, la devineresse que le Tout Paris s’arrache, jettent un froid dans le très chic salon de madame Maillé qui a eu le bon goût de l’inviter. Quelques comtesses empanachées sortent leurs mouchoirs de dentelle et se tamponnent élégamment les yeux ; des princes toussotent discrètement, une coupe de champagne à la main, pour dissiper le malaise provoqué par la prophétesse ; José-Maria de Heredia, poète adulé de ces dames, sauve la situation en émettant quelque réserve : « C’est peut-être impressionnant, mais c’est de la bien mauvaise poésie. » La pauvre sibylle s’empresse alors de rajouter : « Toutes les personnes présentes aujourd’hui seront épargnées. »
Ces fâcheux propos sont échangés le 21 mars 1897 alors que la très distinguée Mme de Maillé a réuni les plus dignes représentants de l’aristocratie parisienne pour préparer la grande vente caritative prévue début mai au Bazar de la Charité, rue Jean-Goujon, à deux pas des Champs Elysée. Il est, en effet, du meilleur ton en cette fin de siècle de s’occuper de « bonnes œuvres catholiques » pour soulager la misère de ces pauvres ouvriers qu’une intelligence étroite conduirait presque à se laisser ensorceler par les discours utopistes de ces mécréants de socialistes qui leur promettent des lendemains qui chantent.

Une si belle fête
Tout est parfait ! Les organisateurs ont invité tout ce que la capitale compte comme têtes couronnées, barons et ducs, comtesses, marquises et princesses, vrais et faux aristocrates. Tout ce beau monde rivalisant d’élégance se pressent devant les comptoirs où des jeunes filles, issues des plus grandes familles de France, proposent bibelots, vaisselles, jouets et diverses pacotilles, sous l’œil protecteur des dames patronnesses parmi lesquelles on reconnaît la baronne de Rotschild, la comtesse Aimery de la Rochefoucauld, la comtesse de Biron et la comtesse de Briey. Le décor est magnifique, le comité a acquis une « rue du vieux Paris », fidèle reconstitution des échoppes du Moyen Âge aux noms évocateurs : « À la Tour de Nesle » ; « À la truie qui file » ; « Au lion d’or » ; « Au Chat botté ». Le décorateur de l’Opéra s’est surpassé. Les murs en carton goudronné sont tapissés de fleurs et de feuillages. D’un bout à l’autre de la galerie, un immense vélum est tendu, ajoutant à l’ambiance médiévale.
Les visiteurs peuvent découvrir dans une petite salle, les images animées inventées par les frères Lumière. Pour cinquante centimes la séance, ils s’émerveillent de l’entrée d’un train dans une gare et rient à gorges déployées devant l’arroseur arrosé. Le responsable a bien émis quelques réserves, se plaignant du manque de place pour ses appareils, ses tubes d’oxygène et ses bidons d’éther, mais le fâcheux a vite été éconduit.
La fête bat son plein. Plus de douze cents personnes sont déjà séduites par ce riche décor et dépensent sans compter en se donnant bonne conscience puisque le bénéfice sera pour les pauvres. On se bouscule pour apercevoir la duchesse d’Alençon, belle-sœur de l’empereur d’Autriche et jeune sœur de « Sissi », qui semble incommodée par la chaleur : « J’étouffe », murmure-t-elle à sa voisine qui lui chuchote à l’oreille : « Si un incendie éclatait, ce serait terrible. » Sans doute a-t-elle à l’esprit le brasier qui a ravagé l’Opéra comique, une dizaine d’années auparavant.
Tout n’est que frivolité, élégance, convenances et mondanités. Dans le local réservé au cinématographe les rires fusent. Petits et grands applaudissent, émerveillés par cette nouvelle invention.
Il est 16 heures quand le projectionniste essaie malgré l’obscurité de rajouter de l’éther dans la lampe de projection. Pour éclairer la cabine, son assistant gratte une allumette… c’est le drame !

Au feu !
Le vélum s’embrase en quelques secondes : « Comme une véritable traînée de poudre dans un rugissement affolant, le feu embrasait le décor, courait le long des boiseries, dévorant sur son passage ce fouillis gracieux et fragile de tentures, de rubans et de dentelles. »
La panique est totale. Des centaines de personnes tombent à terre dans la bousculade. Elles ne peuvent se relever, piétinées, écrasées par d’autres qui essaient de fuir cet enfer, s’engouffrant dans des portes trop étroites et tombant à leur tour. « Le sauve-qui-peut général s’est transformé en chacun pour soi ». De véritables torches vivantes sortent du hangar et finissent d’agoniser dans la rue en poussant des hurlements de douleur.
Un journaliste épouvanté note : « C’est un spectacle inoubliable dans cet immense cadre de feu formé par l’ensemble du bazar, où tout brûle à la fois, boutiques, cloisons, planchers et façades, des hommes, des femmes, des enfants se tordent, poussant des hurlements de damnés, essayant en vain de trouver une issue, puis flambent à leur tour et retombent au monceau toujours grossissant de cadavres calcinés ».
Cinq minutes après le premier cri d’effroi, tout est consommé. Les pompiers arrivent trop tard pour espérer sauver qui que ce soit. Leurs lances ne servent qu’à mettre à nu les corps calcinés dont quelques-uns encore reconnaissables sont emportés par les familles. Les plus nombreux, entièrement carbonisés, sont recouverts d’une bâche et dirigés vers le Palais de l’Industrie transformé en dépôt mortuaire. L’odeur de chair brûlée est immonde.

Les femmes d’abord… à la mort
Dès le lendemain, la polémique amplifiée par les journaux ajoute au sordide de la catastrophe. Cent-vingt-neuf corps sans vie ont été retirés des décombres… cent-vingt-trois sont des femmes ! Ces messieurs si distingués ont sauvé leur peau, écrasant dans leur fuite coupable les dames à qui ils baisaient la main quelques minutes avant le drame. Le courage de la duchesse d’Alençon qui a répondu aux jeunes filles qui voulaient la protéger : « Partez vite. Ne vous occupez pas de moi. Je partirai la dernière » et qui périt dans les flammes est opposé à la lâcheté de ces hommes « de la haute », peu scrupuleux.
Le père du très mondain Harry Blount accueille froidement son fils qui est sorti vivant du brasier : « Je préfèrerais te savoir mort là-bas que te voir vivant ici ! »
Un des organisateurs reçoit une missive du père d’une des victimes « Je regrette, monsieur, qu’en qualité d’ancien officier de marine, je sois obligé de vous rappeler que le commandant doit quitter son bord le dernier. »
On peut lire dans le Journal un très sévère réquisitoire dû à la plume acerbe de l’ardente féministe Séverine : « Parmi ces hommes (ils étaient environ deux cents), on en cite deux qui furent admirables et jusqu’à dix en tout qui firent leur devoir. Le reste détala, non seulement ne sauvant personne, mais encore se frayant un passage dans la chair féminine, à coups de pieds, à coups de poings, à coups de talons, à coups de canne. »
Le Petit Journal, passé maître dans la restitution des faits divers, écrit de son côté : « Le feu a fait mourir, dans des souffrances plus atroces que celles infligées aux victimes du barbare Moyen Age, des femmes, des jeunes filles, des enfants ; pour la plupart titrées, riches, heureuses, réunies là pour faire la charité. Le feu a pris sa proie toute vive, et, détail odieux, la mort s’est amusée à dépouiller ses victimes. On a retrouvé nues de chastes jeunes filles, et involontairement, on songeait à la Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, qui aime mieux mourir et ne jamais revoir Paul que de se dévêtir et être sauvée… Ignoble mort qui, plus infâme que le bourreau antique, insultait ainsi sa victime ! »
Les jours suivants, gendarmes et soldats cherchent dans la boue noire encore fumante les bijoux et autres objets de valeur pour les rendre aux familles en deuil, tandis que dans la rue un homme fredonne déjà la complainte du Bazar au son mécanique de son orgue : « Il n’y a plus quand vient la mort, ni rang ni classe… » Plus tard, une complainte, signée Léo Lelièvre, connaîtra un succès populaire :

« Au nom de la fraternité
Et pour soulager la misère
Au Bazar de la Charité
Se presse une foule princière
Mais tout à coup on crie Au feu !
Alors toutes ces nobles femmes
Apercevant d’énormes flammes
Cherchent à s’enfuir de ce lieu… »

 

Le Métropolitain en feu !
(10 août 1903)

« Mes trois sous ! remboursez-moi mes trois sous ! » s’énerve un voyageur du train 48 à qui on vient encore de demander de descendre de la voiture à la station Couronnes. Trop c’est trop ! Déjà, on lui a fait le coup à Barbès sous prétexte d’un court-circuit. À cette allure-là, il ne sera jamais chez lui avant 20 heures. De quoi lui faire regretter d’avoir pris le métropolitain au lieu du fiacre habituel. D’autres se joignent à lui et demandent à leur tour le remboursement du billet. Une vingtaine a déjà obtenu satisfaction quand un cri affolé retentit : « Sauve qui peut ! »

Pris au piège
Depuis le matin de ce 10 août rien ne va ! Il y a des jours comme ça où Jean, le wattman de la rame 43, accumule les contrariétés. Ce jour-là, ce sont les plombs qui fondent les uns après les autres. Rien de très dangereux mais ensuite ce sont les compresseurs des deux motrices qui ne fonctionnent plus normalement jusqu’à ces courts-circuits qui provoquent des débuts d’incendie sous les voitures et qu’il faut éteindre régulièrement. Arrivés à la station Combat, il est 19 h 08. La situation devient plus sérieuse. On jette des seaux d’eau sur les câbles et les voyageurs sont priés de descendre des trains 44 et 52. À Ménilmontant, l’incendie reprend de plus belle. À peine ces deux rames, heureusement vides de voyageurs, sont engagées dans la station que deux détonations terrifiantes éclatent en même temps que les motrices s’enflamment, embrasant du même coup les boîtes de coupure de l’éclairage. L’obscurité soudaine étonne les quelques voyageurs qui, sur le quai, n’ont pas encore réalisé la gravité de la situation. Une fumée noire se propage dans le tunnel pour émerger plus dense encore à l’autre bout, à Couronnes, où justement un train bondé arrive. Les déflagrations et le nuage âcre ne suffisent pas encore à alarmer certains usagers qui s’inquiètent du remboursement de leur ticket… Soudain, l’atmosphère devient irrespirable. On entend un « sauve-qui-peut » qui réveille les consciences. Il est environ 19 h 38. Dans une bousculade indescriptible, des centaines de passagers cherchent désespérément la sortie. Des dizaines s’engouffrent à tâtons du mauvais côté du quai, dans un cul-de-sac. Certains trouvent une bouche de sortie et, faisant preuve d’un grand courage, repartent dans le gouffre noir pour sauver des femmes qui gisent à terre, évanouies. Les hurlements s’intensifient pendant quelques minutes encore mais bientôt l’opacité de la fumée rend impossible toute tentative de nouvelle descente dans l’enfer du tunnel. Déjà les cris s’estompent. Dehors, des curieux entourent les rescapés hagards, pétrifiés devant la bouche de métro qui continue de cracher une fumée épaisse.

La longue attente
La foule envahit le boulevard de Belleville. Plusieurs casernes de pompiers sont rassemblées devant les gares d’où s’échappe toujours un compact nuage noir que ne dissipent pas les trombes d’eau déversées par les lances. Une descente dans l’abîme n’est pas envisageable tant la chaleur qui s’en dégage est élevée. Les ingénieurs s’entretiennent avec le préfet Lépine des immenses dégâts matériels. Les wagons tout en bois se sont embrasés comme fétu de paille, mais tous veulent rester optimistes quant au nombre de victimes, peut-être deux ou trois…
Vers 23 heures, le colonel des pompiers en accord avec le préfet Lépine organise une descente par l’escalier des Couronnes. La mission s’avère vite impossible.
À 3 heures, la nouvelle de la découverte de quatre cadavres à Belleville jette la consternation sur l’immense foule qui s’agglutine près des bouches des métros et que la garde républicaine à cheval a bien du mal à contenir. Inquiet, le préfet envoie un homme muni d’un casque de scaphandrier explorer le tunnel Couronnes. En vain ! Ce n’est que vers 5 heures du matin que les pompiers tenteront l’exploration de la station malgré l’excessive chaleur qui les agresse dès la descente des escaliers.

Un lourd bilan
Quelques marches plus bas, à la lueur incertaine des torches, la première équipe découvre des corps enchevêtrés à peu de mètres de la sortie, il aurait suffi d’une poignée de secondes…
Les pompiers suivent alors la direction Ménilmontant où un tableau insoutenable les surprend au fond du quai. Ces hommes aguerris ont un mouvement de recul devant un indescriptible amas de cadavres emmêlés. Ils sont une soixantaine, entassés sur quelques mètres carrés et malgré l’opacité du tunnel on devine au premier plan un père serrant son enfant dans ses bras.
Une heure plus tard, soixante-dix- sept corps sont remontés ce qui porte le nombre de victimes à quatre-vingt-quatre, pour la plupart asphyxiées par l’oxyde de carbone.
« Des wagons, il ne reste que les châssis et un fouillis de ferrures tordues ; le revêtement de la voûte est détruit, les rails de la voie sont déformés, les traverses brûlées », peut-on lire dans L’Illustration. Pourtant, moins de dix jours plus tard, la ligne 2 est complètement déblayée et redevient opérante. Les Parisiens traumatisés rechignent quelques temps à voyager sous-terre, paniquant au moindre ennui technique. Un conseiller municipal ose même dire : « Si les Parisiens doivent faire leur testament chaque fois qu’ils iront prendre le métro, il serait intéressant de le savoir ! »
La mémoire collective est quelquefois inconstante. « Des catastrophes arrivent, puis elles sont arrivées, et on passe à autre chose. » Aujourd’hui, ce sont plus de quatre millions et demi d’usagers qui transitent tous les jours sur les deux cents kilomètres du métro parisien qui est devenu le plus dense du monde.
« Il n’y a plus d’aube sans métro », chantera Aragon…

 

Paris noyé ! mais Paris sauvé !

« Si un contemplatif se jette à l’eau, il n’essaiera pas de nager,
il essaiera d’abord de comprendre l’eau. Et il se noiera. »

Henri Michaux

Le zouave du pont de l’Alma a manqué de se noyer quand il apprit qu’il ne servirait plus de repère pour mesurer le niveau de la Seine, le pont d’Austerlitz lui ayant volé ce droit mais pas la vedette, sa statue demeurant l’une des plus célèbres qui peuplent la capitale et le moyen le plus populaire pour apprécier les caprices du fleuve. Il existe d’ailleurs, à ce titre, une échelle des valeurs. Quand le socle disparaît, à 3,20 mètres, l’état d’alerte est donné. Dix centimètres de plus, à hauteur des orteils, et les voies sur berge sont fermées. Un mètre supplémentaire, à hauteur de sa cheville, signale que les plus hautes eaux navigables sont atteintes.
Depuis 1856, date de sa mise en place, le zouave s’est couvert de repères chronologiques des crues majeures. 5,20 mètres en 1999-2000 ; 6,18 mètres en 1982 ; 7,12 mètres en 1955 ; 7,32 mètres en 1924 et 8,62 mètres en 1910 ! Un record absolu pour le zouave, atteint jusqu’aux épaules ! Mais pas un record historique pour une crue. Le 27 février 1658, la Seine s’épancha avec une telle force qu’elle grimpa jusqu’à 8,96 mètres. Entre ces deux dates, le 26 décembre 1740, avec une hauteur de 8,05 mètres, a laissé son empreinte de désarroi face à une telle montée des eaux.
De ces principales crues, aucune comparaison ne peut être tirée tant les conditions sont différentes sauf qu’elles s’inscrivent avec régularité dans le temps et ce en dépit des ouvrages humains qui tentent d’en régler les causes avant d’en subir les conséquences.

Une entrée en Seine connue !
À une explication géomorphologique se greffe à chaque crue un enchaînement de mauvaises conditions climatiques. Les conditions générales montrent un bassin-versant de la Seine qui présente des pentes faibles d’où un écoulement très lent des eaux et une durée d’évacuation très longue. Du fait de l’interdépendance des différents systèmes hydrologiques, la crue de 1910 se déroule en deux phases successives comme deux ondes qui, l’une après l’autre, submergeraient Paris. Mais les conséquences de la crue auraient été d’une moindre ampleur si, additionnée au refoulement des eaux d’égout, elle n’avait trouvé en empruntant les lignes de voie ferrée Austerlitz-Orsay, Invalides-Les Moulineaux et la Métropolitaine Nord-Sud, un véritable couloir d’inondation qui accéléra l’invasion des quartiers parisiens.
Quant aux conditions climatiques, elles sont détestables en cette période hivernale. De fin décembre à mi-janvier, conjuguée à la fonte des neiges, une pluie fine ne cesse de tomber sur la région parisienne avant de connaître trois phases plus intenses, notamment entre le 17 et le 20 janvier, provoquant la montée des cours d’eau et le début de l’inondation de la capitale et de la banlieue à partir du 23 janvier. Paris noyé se transforme alors pendant une dizaine de jours en cité lacustre avant de panser ses plaies et de réfléchir aux remèdes possibles, la Seine n’ayant retrouvé son lit qu’à partir du 15 mars.

Une crue centennale
La richesse du fonds photographique sur cet événement – relaté pour son centenaire par deux grandes expositions – montre combien l’inondation de 1910 marqua les esprits tant par l’adaptation humaine à de nouvelles conditions de vie que par son importance. Les barques circulant dans les rues de Paris ; les passerelles en bois supportées par des tréteaux ; le système D des habitants pour s’organiser font partie des images fortes de cette inondation, relayés par la presse nationale et internationale qui en fait, durant plusieurs jours, la une de leurs quotidiens, certains tirant à plus d’un million d’exemplaires. C’est dans ces photos et dans les lignes de ces journaux que se retrouve l’âme de cette catastrophe et surtout la formidable capacité des habitants à s’organiser avant de tirer un bilan, léger en nombre de victimes mais lourd en dégâts matériels.
L’Illustration, sous la plume d’Henri Lavedan, et en dépit de son imprimerie inondée, véhicule largement l’information :
« 28 janvier. À ma droite, la Seine débordée vient battre à deux cents mètres les maisons du quai Debilly et la manutention militaire. Une barque longe les murailles, avec prudence et comme en rampant… À grand bruit une pompe à vapeur toute cornante, écarlate et cuivre, débouche de l’avenue de l’Alma. Elle accourt comme le salut, chargée d’une grappe de pompiers qui sautent à terre, tandis que les deux gros chevaux pommelés, impatients, semble-t-il, eux-aussi, de faire leur devoir, entrent déjà dans l’eau qu’ils font jaillir jusqu’aux chaînes du timon… et je regarde l’eau, l’eau qui passe… cortège, caravane liquide… dans une espèce de sinistre et formidable triomphe. C’est la Seine, la Seine de Lutèce qui, toute sortie et pour ainsi dire debout et échevelée dans son vieux lit, roule comme dans un char silencieux, au galop horizontal et furibond de ses immenses attelages limoneux qui l’emportent en se ruant vers la mer. Elle a l’air de dire : « Voilà ce que je fais, quand je veux… »
« Et la rue du Bazar de la Charité pleine d’eau ! Quelle pitoyable, terrible et ironique revanche ! Ainsi, l’eau recouvre – trop tard – le terrain où serpentaient les flammes ! où s’entassaient les corps consumés !…
« À chaque instant, dans cette partie très populeuse du quartier, c’est la même vision, dès qu’on passe devant une rue perpendiculaire au quai d’Orsay : un corridor d’eau entre deux hautes murailles aux fenêtres ouvertes desquelles sont engagés déjà des matelas, des édredons rouges, des couvertures de laine, tandis que des corps aux trois-quarts penchés font de loin des gestes d’appel… bras en l’air…
« Esplanade des Invalides. C’est le gâchis, les marais, océan de boue dans lequel s’enfoncent, plongent et roulent les voitures en torrent les unes sur les autres… Le ministère des Affaires étrangères et toutes les maisons qui bordent les rues de Constantine et Fabert baignent dans cet immonde étang… »
Les images fortes se multiplient à foison dans Paris et les villes voisines, qui n’ont pas non plus été épargnées par la crue.

Un lourd bilan matériel
L’accumulation des dégâts paralyse une partie de l’économie de la capitale. La navigation est stoppée dès le 20 janvier ; l’arrêt de la production d’air comprimé interdit tout fonctionnement des horloges publiques et des ascenseurs ; les usines à gaz sont inondées ; cinq mille cinq cents becs de gaz sont éteints ; les trams ne circulent plus. Trois des six lignes du métro sont inutilisables. L’usine d’incinération ne fonctionnant plus, le préfet de Paris Lépine autorise à jeter, à grand renfort de tombereaux, les ordures à la rivière pour éviter les épidémies, au grand dam des communes en aval. Quatre des dix gares sont inondées au point que soixante-quinze mille chevaux sont réquisitionnés pour assurer le transport.
Un immeuble sur quatre (80 000) est inondé à Paris ; cent cinquante mille Parisiens sont sinistrés ; les dégâts sont estimés à quatre cents millions de francs (un milliard d’euros). Mais au-delà de ces chiffres impressionnants, c’est le bilan humain qui reste exceptionnel : un mort à Paris !

La crue de 1910 a servi de leçon par une prise de conscience des travaux à réaliser pour éviter qu’une telle inondation ne se renouvelle. Hormis le fait reconnu que ce sont les hommes eux-mêmes, par la réalisation de travaux, qui ont ouvert de larges brèches à l’eau, c’est d’abord en amont de la capitale que la prévention se révèle nécessaire en préservant les champs d’inondation afin de permettre à l’eau de s’étaler ; de construire des barrages-réservoirs comme cela a été réalisé entre 1970 et 1990 ; de mettre en place un système d’alerte des crues efficace. Il est alors temps, dans Paris intramuros, de rehausser les parapets, de consolider les quais et d’éviter que les eaux pénètrent dans les égouts par la création de vannes anti-retour.
Bien que domestiquée, la Seine aux muscles de son courant n’en garde pas moins tout son pouvoir, de séduction mais aussi de destruction, tant la vie de l’eau est liée à celle des hommes. À lui d’en respecter le cours ! Car, aujourd’hui, un million de Franciliens aurait les pieds dans l’eau en cas de crue majeure.

 

L’Histoire secrète de la plus grande catastrophe ferroviaire en France
(12 décembre 1917)

« Le progrès et la catastrophe sont l’avers
et le revers d’une même médaille. »

Hannah Arendt

« Je suis responsable de ce convoi… je ne partirai qu’avec une motrice derrière moi. Ce sont des wagons italiens. Déjà l’autre mécano m’a signalé que les freins sont bricolés. Je connais la ligne, je ne pars pas !
– Girard c’est un ordre ! Vous démarrez tout de suite ou c’est la forteresse ! Compris ?
– C’est de la folie, de la folie… Neuf cent tonnes dans le cul, quelle connerie la guerre ! »
Ce court dialogue en gare de Modane entre l’adjudant Girard, le mécanicien responsable du train Modane-Paris et le capitaine Fayolle, commandant du trafic, provoque les quolibets des poilus qui depuis l’aube sont partis de Bassano en Italie pour quinze jours de permission au pays :
« Pour sûr qu’on est arrivé en France ! Ça discute déjà les ordres !
– Des balivernes, cette histoire de frein. Tous des planqués aux chemins de fer, il faut qu’ils se fassent mousser ! »

La permission de Noël
Deux mois déjà que les soldats se battent sur le front italien quand la bonne nouvelle est tombée : quinze jours de perm. à Noël ! Retrouver la famille, des semaines qu’ils en rêvent ces jeunes troufions mis à rude épreuve aux pieds des Dolomites. Tous ont une fiancée rêvée ou réelle ; tous ont une mère, certains des enfants qui les attendent. Le 12 décembre au matin, ils s’entassent dans les wagons de bois dans la petite gare de Bassano en chantant pour conjurer le grand froid, accompagnés par quelques gratteurs de mandoline. Ils traversent la plaine de Lombardie, s’arrêtant à chaque petite gare où les nouveaux bidasses sont accueillis avec de cris de joie, en se poussant encore un peu pour faire de la place. Au passage de la frontière, c’est l’allégresse ! Chacun aperçoit le clocher de son village, fut-il à des centaines de kilomètres, sûr que les montagnes sont déjà plus belles. L’air est tellement meilleur qu’on ouvre les fenêtres coulissantes pour en boire de bonnes lampées malgré le froid glacial. Un arrêt imprévu dans le tunnel du Mont-Cenis déclenche l’hilarité :
« Pour sûr qu’on a écrasé un boche !
– Ça s’arrose !
– Putain ! Nos femmes vont nous engueuler si on arrive en retard ! »
Les plaisanteries triviales succèdent aux éclats de rire.
« Descendez pas les gars, un raccord vient de péter, ce sera vite fait ! » Et les gars attendent en braillant de plus belle le nouveau départ qui doit les conduire en gare de Modane. Ils y seront à 21 h 30.
L’express civil Modane-Paris est en cours de formation. Plus d’une heure d’attente dans cette gare froide et inhospitalière ne décourage pas les poilus qui en ont vu d’autres. Et, malgré les sages conseils des gendarmes qui les exhortent à ne pas s’éloigner, ils sont des centaines à s’éparpiller dans la nature, à la recherche d’un estaminet ou d’une gentille savoyarde en manque d’affection.
23 heures. Le départ s’annonce, les esprits sont échauffés, les visages rouges, certains s’inquiètent de l’absence d’un copain. Manque à l’appel une dizaine que l’alcool a rendu amnésiques et qui vont rater le train ! « Quels couillons ! » mais le convoi ne les attendra pas. L’altercation entre le cheminot et le colonel les a amusés un moment mais maintenant ils sont pressés de partir et surtout d’arriver !

Le train de la mort
Sur dix-sept kilomètres, entre Modane et Saint-Michel de Maurienne, la pente accuse une dénivellation de trente pour cent. Le règlement est formel : il faut impérativement deux motrices pour pousser et retenir les convois et la vitesse est limitée à quarante km/h. Deux rames supplémentaires ont été rajoutées pour transporter les neuf cent quatre-vingt-deux poilus en perm. Au dernier moment Girard, le responsable du train, est averti des avaries des freins décelées dans le tunnel du Mont-Cenis. De plus, on lui annonce qu’une seule motrice est disponible, l’autre étant réquisitionnée pour un train de minutions. « C’est de la folie, de la folie… » murmure-t-il au coup de sifflet du chef de gare.
Dès le départ, la vitesse surprend les poilus les moins éméchés qui rejettent une certaine inquiétude en gueulant : « Bravo les mécanos, on y sera vite à cette allure ! Vive la France ! »
Aucun ne veut s’inquiéter des gémissements des essieux, des tampons qui se heurtent, de la vitesse qui augmente. Cent, cent-cinquante ? les paris sont lancés.
Dans sa cabine, Girard sait qu’il est seul à se battre contre la mort, que le combat est inégal. Il serre à fond les freins qui ne répondent plus ; il renverse la vapeur. Les soupapes éclatent et le train poursuit sa descente infernale.
Dans un fracas effrayant, six premiers wagons déraillent et s’enflamment. Des grenades cachées par les permissionnaires explosent, provoquant des gerbes d’étincelles. Les soldats sortent de leur torpeur et hurlent d’épouvante. Au pont de la Saussaz, Girard comprend que la partie est finie. La première voiture déraille, l’attelage casse et à un kilomètre de la gare de Saint-Michel-de-Maurienne, toutes les autres voitures s’encastrent les unes dans les autres et s’enchevêtrent dans un bruit de ferraille assourdissant. Aussitôt, les wagons en bois s’embrasent. Une odeur de chair carbonisée inonde la nuit. C’en est fini des plaisanteries de troupiers. La mort est partout qui déchiquète, arrache, brûle, mutile, emportant toutes les espérances de Noël de ces jeunes braves qui rêvaient de dinde farcie et de draps propres.
Un rescapé de cet enfer libère sa mémoire de l’insoutenable tragédie :
« Je ne me souviens de rien… les cris de la descente, les hurlements présents… j’ai perdu connaissance. Combien de temps ? Quelques secondes sans doute. Etait-ce un cauchemar ? Mais non, tout cela est bien réel. Où suis-je ? Il fait noir, il fait froid, je me sens serré, prisonnier. C’est une main, une jambe que je ne puis dégager. Partout autour de moi, il y a ces cris affreux.
« Lentement, je comprends, je ne suis pas bloqué sous les débris du wagon, je me rends compte que j’ai la tête en bas et que je suis suspendu par les jambes. Non sans efforts, j’arrive à me rétablir et je peux me dégager, puis dans un état de demi-conscience, je franchis des obstacles, des poutres, des débris de banquette. Je marche sur des corps dans le noir, je ne sais plus. Je n’ai qu’une idée, fuir, échapper…
« Autour des décombres errent quelques rescapés égarés, abrutis. Ils regardent sans réaction. Je donne une bougie au plus valide et nous cherchons à nous porter aux endroits où les cris sont les plus distincts. Mais déjà vers la gauche, vers ce qui était la tête du train, de grandes flammes s’élèvent. Remontant la pente, le feu gagne les carcasses en quelques secondes, c’est l’enfer.
« Un mur gigantesque, une muraille dantesque, sert de fond à cette tragédie. Les wagons écrasés, empilés, forment des cages monstrueuses. La clarté des flammes révèle des corps suspendus, mutilés. Au sol, il y a des morts partout sous une couche d’éclats de bois, de ferrailles tordues, de roues fumantes. Ceux que la flamme n’a pas encore atteints regardent avec effroi brûler leurs camarades.
« “Sauvez-moi ! Sauvez-nous !” Nous tentons de dégager des corps, mais presque tous sont coincés et déjà mutilés. Quelques hommes, voyant arriver le feu, s’amputent un pied, une main avec leur couteau de tranchée, et se traînent, sanglants, sur le ballast. Mais la voie entre deux murs est un piège, les blessés ne peuvent sortir sans aide sur trois cents mètres. Le kilomètre 121 n’est qu’une gigantesque tombe.
« “Salauds ! Vous nous laissez crever !”. Des hommes, des femmes, des sapeurs-pompiers, quelques soldats sortent de la nuit, ils arrivent en courant de Saint-Michel. À la lueur du brasier, chacun tente de traîner des corps. Les actes d’héroïsme se multiplient, les amputations sauvages continuent. À la hache, pour dégager les blessés. Des cris inhumains montent dans la fumée, au milieu d’une affreuse odeur de chair brûlée. »

Secret militaire
Toute la nuit, hommes et femmes essayent de sauver quelques improbables survivants. Le plus souvent, ils sortent des amas de ferraille des cadavres mutilés qui sont déposés dans la grande salle des machines de l’usine de pâtes Bozon-Verduraz, toute proche de la gare. Cent, deux cents, puis trois cent morts s’entassent dans cette chapelle ardente improvisée. Beaucoup de blessés meurent dans le transport en ambulances vers les hôpitaux de la région, trop brûlés, trop amochés. D’autres meurent de froid, coincés dans l’amas inextricable de ferraille ; d’autres encore, qui avaient survécu aux champs de bataille, sont emportés par l’explosion d’une grenade…
Le jour se lève sur une vision apocalyptique. La carcasse du train fume toujours, des chasseurs alpins aidés par des anonymes au courage exemplaire continuent d’extirper les soldats de l’enchevêtrement des poutres.
423 seront ainsi retirés ; 135 non identifiables sont enterrés dans une fosse commune. Plus de 250 mourront dans les quinze jours qui suivirent leur admission à l’hôpital. Si aucun chiffre officiel n’a été donné, on peut évaluer à 675 soldats morts à cause de l’arrogance d’un officier trop zélé.
Le jour se lève sur Modane où une poignée de bidasses, la bouche pâteuse, émerge de leur beuverie nocturne, démoralisés d’avoir rater le train de la perm… « Quelle bande de couillons ! »

Cette catastrophe, qui aujourd’hui encore reste le plus grave accident ferroviaire de France, a été entourée de la plus grande discrétion. Les journaux ont « été priés » par les autorités militaires de garder le silence total sur ce drame. Seul Le Figaro a consacré quelques jours plus tard une vingtaine de lignes à la catastrophe de Saint-Michel-de-Maurienne.

 

Le crash mystérieux du DC 4 canadien

« Le silence de la montagne est encore plus beau
lorsque les oiseaux se sont tus ».

Taisen Deshimaru

Simple accident du à une erreur de pilotage ou bien tentative de détournement – laquelle serait la première du genre dans l’histoire de l’aviation ? Le mystère reste entier dans le crash de l’avion canadien qui, le 13 novembre 1950, percuta le mont Obiou, dans le massif du Dévoluy, à la limite de l’Isère et des Hautes-Alpes. Car il est vrai que toute catastrophe intervenue dans des conditions anormales suscite invariablement des questionnements, opposant la version officielle des autorités à des thèses fondées sur des rumeurs et des supputations dont l’écho est le plus souvent amplifié par les médias.
Alors que s’est-il réellement passé ce soir-là dans le ciel alpin pour en arriver à une telle opposition des versions ?

L’avion ne répond plus
Parti de Rome vers 15 heures en accusant un retard considérable, le DC 4 de la compagnie Curtiss Reid transporte, à destination de Montréal, via Paris pour une escale, cinquante-huit passagers dont plusieurs membres du clergé, de retour d’un pèlerinage dans la capitale italienne à l’occasion des cérémonies de béatification de Marguerite Bourgeoys. Jusqu’à Montélimar, après avoir traversé la Méditerranée, l’équipage demeure en contact avec le sol sans jamais rien laisser paraître une quelconque inquiétude. L’avion doit alors emprunter le couloir rhodanien avant de survoler Lyon. Passage prévu aux alentours de 17 h 10 ! Jamais l’appareil n’atteindra son but !
En ce mois de novembre 1950, la neige a déjà recouvert les flancs du mont Obiou. Le froid commence à envelopper cet imposant massif quand les montagnards distinguent dans la nuit tombante le bruit inhabituel d’un avion qui les survole à basse altitude. Quelques minutes s’écoulent avant qu’une formidable explosion ébranle la face nord-ouest de la montagne.
Aussitôt, les secours s’organisent. Des hameaux qui entourent le mont convergent près de deux cents secouristes. Malgré la marche épuisante dans la neige et l’obscurité, la parfaite connaissance des lieux leur permet d’arriver rapidement sur les lieux du drame. Il reste peu de chance de retrouver des survivants mais, à l’aide de piques et de pelles, les secouristes sondent la neige à la recherche des corps des malheureux passagers. Quant à l’appareil, il s’est complètement désintégré sous la force de l’impact, projetant à plus de mille mètres des morceaux de sa carcasse. Il faudra plusieurs jours aux secouristes pour rassembler ce qui reste des cadavres disloqués ainsi que les effets personnels à remettre aux familles.

Des questions sans réponses
L’enquête peut alors débuter entre évidences et zones d’ombre ; entre version officielle et enquêtes parallèles, chacune se rapportant à des hypothèses à défaut de réponses factuelles, les moyens techniques de l’époque ne permettant pas de connaître le déroulement des faits quelques minutes avant le drame, l’équipage n’ayant plus eu aucun contact radio à partir du survol de Montélimar. Quelle en fut la cause ? Première question qui reste sans réponse ! Les enquêteurs s’intéressent ensuite aux conditions atmosphériques sur zone, ce soir-là. Du mauvais temps et du vent qui soufflent en bourrasques certes mais dont l’impact se révèle toutefois bien insuffisant pour accréditer la thèse de l’accident. Erreur de pilotage ? Pourquoi pas si l’on considère que l’avion a dévié de sa trajectoire officielle pour, ne naviguant plus à vue mais à l’aide de compas, emprunter non le couloir rhodanien mais la vallée de la Durance !
Cause plus probable, qui sera celle que retiendront les autorités, l’avion aurait souffert d’une avarie technique que les pilotes, bien que confirmés, n’auraient pu résoudre, expliquant leur silence radio. Thèse étayée par la mauvaise réputation de la compagnie canadienne mais infirmée par le contrôle technique tout à fait normal de l’avion.

D’étranges passagers ?
Là s’arrête l’enquête officielle qui n’a porté, du moins en apparence, que sur les circonstances de l’accident. Débute alors un scénario à la « Da Vinci Code ». Un professeur québécois, Louis-Edmond Hamelin s’intéresse à l’affaire, livrant une thèse où se mêlent raison d’état, barbouzes, terroristes et sociétés secrètes. Ce géographe de formation n’a jamais crû à la thèse de l’accident technique. Ce faisant, il s’intéresse aux raisons de ce vol et plus particulièrement à l’identité des passagers. Ainsi découvre-t-il que l’un d’eux appartient à une organisation anticommuniste, Mouvement pro Russia, proche de l’Eglise catholique. L’auteur de « L’Obiou entre Dieu et le Diable » se lance alors dans un véritable roman d’espionnage. D’après lui, en pleine Guerre froide, les services soviétiques auraient eu vent de documents secrets transportés dans le DC 4 pour être ensuite utilisés dans la croisade contre les forces du Mal par les Américains. Deux espions se seraient infiltrés dans l’avion avec ordre de le détourner vers un pays de l’Est. Ce changement brutal de cap aurait été fatal, soit que l’équipage ait perdu le contrôle de l’avion, soit que les pirates de l’air n’aient pas réussi à s’emparer des commandes. Et d’évoquer, à partir de rumeurs jamais vraiment prouvées, l’enlèvement, dès l’arrivée des secours, du corps de l’un des passagers prestement rapatrié vers l’Italie ; des milliers de dollars répandus sur la neige après le crash ainsi que la disparition de pièces secrètes.
Une démonstration qui laisse sceptique tant les zones d’ombre et l’absence de preuves sont manifestes, bien dans la tradition des écrivains à sensation qui transposent un drame dans un environnement mystérieux où planent intérêts et secrets d’état.
À ce jour, la seule vérité se trouve dans le petit cimetière, voisin du sanctuaire de Notre-Dame de La Salette, où la Vierge apparut à plusieurs reprises à deux enfants au milieu du XIXe siècle. La plupart des victimes sont enterrées là, à mille sept cent quatre-vingt sept mètres d’altitude, face au mont Aiguille. La Guerre froide s’est réchauffée depuis l’effondrement du bloc soviétique. Reste peut-être dans des archives quelques documents qui permettraient un nouvel éclairage sur cet accident…

 

Le barrage maudit.
Malpasset le bien nommé

« De tous les ouvrages construits de main d’hommes,
les barrages sont les plus meurtriers »

André Coyne ingénieur des Ponts et Chaussées
en charge de la construction du barrage de Malpasset.

« Le temps s’était remis au beau. Le ciel s’était dégagé. Le vent était tombé. La mer s’était calmée et ne balayait plus la côte que de petites vagues rageuses et impuissantes. La pluie avait cessé. Pendant trois jours et trois nuits, le vent, l’eau du ciel et de la mer s’étaient réunis sur la terre. Pendant trois jours et trois nuits, la mer déchiquetée par la tempête s’était abattue sur la côte en vagues monstrueuses, renversant les digues, coulant les bateaux dans les ports, éventrant les maisons, submergeant les rues de galets, de sable, de boue et de dizaines de centaines de tonnes de détritus, de pierres, d’arbres, de meubles, de voitures, de pneus, qu’elle avait avalés, broyés et qu’elle vomissait. Le vent avait sifflé au ras du sol emportant tout sur son passage. Pendant trois jours et trois nuits, le ciel noir s’était déversé sur la terre, gorgeant les montagnes qui suaient l’eau, la boue, la pierre inondant les bas quartiers des villes et des villages, ravinant la campagne, nourrissant la mer d’une lave épaisse. Pendant trois jours et trois nuits le vent avait poussé dans le ciel d’énormes nuages violets au fur et à mesure que le ciel fondait sur la terre. Puis, à l’aube du mercredi 2 décembre… le soleil avait brillé… »

Malpasset, l’indestructible
Malpasset ! Des années qu’on en parlait de ce barrage qui permettrait de constituer un réservoir d’eau pour irriguer les riches terres alluviales de la plaine en période de sécheresse. André Coyne, ingénieur, spécialiste incontesté de la construction des barrages, est chargé de sa réalisation. Coyne choisit le site de Malpasset. Le Reyran sera dompté, plus de crues dévastatrices, plus de sécheresse, plus de souci d’approvisionnement pour tous ces touristes qui commencent à affluer à chaque été et une réserve d’eau salutaire pour combattre les incendies des forêts de l’Estérel.
Malpasset ! les Varois ont des avis partagés. Ils connaissent l’impétuosité du Reyran, rivière capricieuse qui se transforme au gré des pluies en torrent. Ils savent ses eaux dormantes en été et furieuses en hiver qui, depuis les gorges de l’Estérel, emportent dans leur folle descente cailloux et sable ravinant le massif, inondant la plaine jusqu’aux quartiers de Fréjus pour se jeter rageusement dans la Méditerranée.
Malpasset ! nom d’un brigand, du temps lointain des diligences, bandit de triste mémoire qui a laissé son nom honteux au pays.
Les journaux en ont assez parlé de cette merveille technologique, barrage-voûte d’une exceptionnelle résistance à la pression, quasiment indestructible contrairement aux barrages-poids, plus vulnérables à la force de l’eau. « Le barrage le plus mince d’Europe » : 1,50 mètre à la crête ! Cette prouesse architecturale n’est pas de l’ordre à rassurer le bon sens des locaux qui savent bien que l’indomptable nature provençale se fiche de la technique, se gausse des experts et se méfie des savants parisiens. « Ce barrage nous fera pleurer un jour », disaient-ils.

Une étrange prémonition
André Ferro est inquiet. La pluie tombe sans discontinuer depuis trois jours. Jamais le barrage n’a atteint un tel niveau depuis son inauguration, voici cinq ans. Déjà, il y a deux jours il a reçu l’ordre d’ouvrir la vanne pour faire baisser le niveau mais aujourd’hui c’est impossible : les ingénieurs du chantier de l’autoroute juste en aval du barrage sont en train de couler les piles en béton du futur pont, on ne peut gâcher l’ouvrage. André est le gardien du barrage. Consciencieux, il a passé la journée de mercredi sur le parapet à regarder impuissant l’eau monter. La peur devient angoisse à mesure que le soir tombe. Déjà, il fait nuit quant à 18 heures, il reçoit enfin l’ordre de relâcher un peu la pression. Désormais, il scrute désespérément la retenue qui s’étend sur dix-huit kilomètres de long. L’eau ne descend pas, ou pas assez vite, il faudra des heures et des heures…
Le barrage, c’est sa vie, son honneur, pour cet ancien mineur italien qui a fui le fascisme pour s’installer à Malpasset. L’ingénieur du Génie rural a pressenti les qualités de cet homme et l’a recruté comme gardien du barrage. Nul mieux que lui ne connaît cette terre, ses humeurs, ses secrets, son âme. Il a tremblé quand en novembre 57, il a senti la voûte frémir sous ses pieds suite aux tirs de mines déclenchés par les ouvriers de l’autoroute Estérel-Côte d’Azur, à moins de trois cents mètres. Il a transmis ses craintes aux ingénieurs, les tirs ont continué…
André descend vers sa maison où l’attend sa femme et son petit garçon. Il mange du bout des lèvres et soudain prend la décision d’aller passer la nuit en haut, sur la voûte, comme si sa seule présence allait éloigner le danger que déjà il pressent. Il n’a pas d’autres choix pour exorciser la sombre intuition qui lui tord les entrailles. Le temps d’enfiler un pull et la menace latente explose. Il est tétanisé par « une sorte de grognement d’animal » suivi d’un bruit assourdissant de ferrailles tordues : « Le barrage ! Vite ! Vite !», hurle-t-il. Il arrache sa femme à la télévision, le gamin à son sommeil et les entraîne sur le haut de la colline.
Il est 21h 13. Le barrage vient de céder !

À 21 h 35 : La vague atteint le transformateur de l’E.D.F. et plonge Fréjus dans l’obscurité.
À 21 h 40 : Le flot atteint la rue de Verdun et les Arènes de Fréjus.
À 21 h 45 : L’eau envahit la gare de Fréjus et le quartier de Fréjus Plage.
À 21 h 49 : L’autorail Marseille-Nice est submergé.
À 21 h 50 : Le torrent arrive à la mer, inondant la base aéronavale.
À 22 h 15 : Le tocsin sonne à Fréjus. La ville est coupée du monde.

Une vague de 60 mètres
Cinquante millions de tonnes d’eau ont eu raison de la retenue. Une vague de soixante mètres de haut sur une largeur de cent déferle sur le premier contrefort ; une éclaboussure de plus de cent mètres jaillit dans le ciel, terrifiante ; le rouleau monstrueux se pelotonne à chaque méandre que fait la vallée et continue sa course mortelle emportant tout sur son passage. Les maisons sont soulevées comme fétus de paille ; des blocs de béton de cinq cent tonnes roulent dans un fracas épouvantable. Les millions de tonnes d’eau et de boue s’enfoncent comme un coin dans la vallée. L’autoroute en chantier est emportée et les baraquements des ouvriers s’envolent sans laisser aucune chance à leurs occupants endormis.
La vallée est labourée par la violence de cette masse d’eau qui arrache la montagne, les routes, les arbres, les fermes et atteint en une dizaine de minutes Fréjus. En moins de sept minutes, dans la vallée du Reyran, c’est une cinquantaine de maison qui sont détruites et déjà plus d’une centaine de morts sans qu’aucune alerte n’ait alarmé les Fréjusiens.
Les bas-quartiers sont sous l’eau. Des façades entières de maison se détachent. Les voitures et les meubles sont projetés dans les airs. L’autorail Marseille-Nice est englouti. Certains passagers arrivent à se réfugier dans la première voiture qui est restée sur les roues et parviennent à se sauver. Les autres sont emportés, noyés… On retrouve un passager accroché à un poteau avec sa cravate, il est épouvanté mais vivant… Des cadavres flottent. Les eaux boueuses du lac se mélangent dans un fracas terrible à la mer et s’enfoncent jusqu’à plusieurs miles de la côte. L’effroyable roulement s’estompe. 22 h 15 : le curé de Fréjus sonne les cloches. Dérisoire tocsin. Tout est fini ! tout est à faire.
Les Ferro ont grimpé la colline à perdre haleine, l’eau grondant à leurs talons. Course effrénée, perdue d’avance. La vague les engloutit. Ils roulent dans le magma de boue jusqu’à ce qu’un choc de deux murailles de béton les soulève et les envoie dix mètres plus haut, sonnés mais vivants. Bien peu auront cette chance insolente.
Les Fréjusiens rescapés sont des survivants suspendus à quelques branches, à une gouttière, à une improbable épave, souvent déshabillés pas la force de l’eau ou en pyjama hurlant dans la nuit leur peur. Sur les toits des maisons, ils s’accrochent, blessés, trempés, hagards. Ils regardent incrédules les corps qui émergent de la gadoue ; les voitures et les camions ensevelis sous la boue. La rue de Verdun a disparu ; la Nationale 7 a été soufflée ; la vague meurtrière a emporté les fermiers de la vallée, les ouvriers de l’autoroute, les soldats du Camp de l’Intendance et de nombreux habitants des bas-quartiers de Fréjus.
Réfugié au deuxième étage de sa maison, un paysan a eu la peur de sa vie :
« J’ai vu arriver la trombe d’eau qui me dominait de plusieurs dizaines de mètres, encerclant la maison. Les murs ont tenu. Quelques secondes plus tard, elle était passée, mais le flot continuait à couler, dans lequel je pouvais tremper mes mains. Au loin, la vague progressait à la vitesse d’un cheval au galop et je voyais sur la route les phares des voitures bousculées et traînées comme des fétus de paille.
« On aurait dit dix avalanches à la fois ! soutiennent des métayers.
« Cent trains lancés à cent kilomètres/heure sur des voies parallèles ! renchérissent les cheminots. »
Entre la route et la voie ferrée, un couple a été réveillé par le vacarme. La femme dans un demi-sommeil croit entendre le train. L’homme se lève, ouvre la fenêtre :
« À la place du train, et presque aussi vite que lui, j’ai vu passer un arbre, un camion et des tonneaux entraînés par un courant furieux qui montait presque aussi vite que du lait dans une casserole. »
Les témoignages se succèdent, évoquant la fin du monde, un raz de marée, un tremblement de terre.
La piste aux étoiles
Le plan ORSEC – plan d’organisation des secours – est immédiatement déclenché. Les militaires des bases locales ainsi que des hélicoptères de l’armée américaine basés dans les environs s’occupent de porter secours aux survivants, mais aussi de dégager les corps des victimes. Des projecteurs puissants balaient la zone sinistrée, orientant les sauveteurs qui, sans relâche, arrachent des miraculés à la mort. Les hélicoptères lancent des échelles de corde sur les toits. Soldats, civils et gendarmes extirpent des carapaces boueuses des corps méconnaissables mais vivants. Un de ces héros de la nuit aura la tête coupée par une pâle en opérant son huitième sauvetage. La marine française et la sixième flotte américaine se dépêchent sur la côte sinistrée. Des barques et des canoës pneumatiques repêchent dans le noir des survivants à la dérive. Un des marins témoigne : « Je fus étonné par la couleur de la mer, la Méditerranée n’était qu’une étendue de boue. À deux ou trois miles de la côte, nous avons commencé à voir des meubles flotter… Comme il n’y avait plus de route entre Fréjus et Saint-Raphaël, les marins ont mis à l’eau des petites péniches de débarquement pour évacuer les survivants vers le port voisin… Après trois ou quatre jours les hélicoptères de Villefranche-sur-Mer ont commencé à venir déposer des paquets de boue, il s’agissait de morts dans leur gangue de terre. Au début nous les nettoyions de notre mieux, avec les moyens du bord. Puis devant le nombre, nous avons dû avoir recours à la lance à incendie. »
Le jour se lève enfin. Quelques-uns, qui ont échappé à la mort, racontent leur miracle telle cette famille qui a refusé après hésitation de monter dans une voiture, préférant grimper sur le toit à l’aide d’une échelle. L’eau emporte l’échelle alors que le père, en dernier, s’apprêtait à sauter sur le toit. L’homme s’agrippe à la gouttière. Dans un coup de rein incroyable, il est hors de danger. Au même moment, la voiture en bas est emportée par la vague… Tel ce jeune couple, prisonniers dans leur chambre, résolus à mourir main dans la main, qui ont attendu en priant que l’eau monte. Et l’eau est montée, encore et encore, a soulevé le lit, l’a collé au plafond. Déjà, ils ne peuvent plus respirer quand l’eau redescend, ils sont vivants ! Tellement de miracles, tellement d’héroïsme, mais tellement de morts. De la boue, émergent des bras, des jambes, des corps de femmes serrant les enfants, des hommes portant leurs femmes, des petits accrochés aux aînés, et des gens qui courent pieds nus, qui appellent, qui cherchent et qui ne trouvent pas. Des parents, qui reviennent du cinéma à Saint-Raphaël, ne voit plus leur maison, emportée par les flots avec les enfants qui n’avaient pas voulu rater la « Piste aux étoiles ». La « Piste aux étoiles » qui a sauvé cette gamine, invitée dans la ville haute pour voir Achille Zavatta, ses parents ont disparu… Le clown vedette qui reçoit quelques jours après une émouvante lettre : « Cher Zavatta, vous m’avez sauvé la vie. C’est parce que maman et moi étions en train de regarder la télé que nous étions réveillées et toutes habillées. Quand l’eau est venue, nous avons pu sauter par la fenêtre. »
C’était un temps où les enfants n’avaient pas classe le jeudi et la veille, ils pouvaient regarder la télé.

Un lourd bilan
423 morts répartis en : 27 non identifiés. 135 enfants de moins de quinze ans. 15 enfants de 15 à 21 ans. 134 adultes hommes. 112 adultes femmes. 79 orphelins.
951 immeubles touchés dont 155 entièrement détruits. 1350 hectares de terres agricoles sinistrées dont 1030 hectares totalement. Par ailleurs, 2,5 kilomètres de voies ferrées ont été arrachés, 50 fermes soufflées, 1000 moutons et 80 000 hectolitres de vin perdus. On imagine la même catastrophe l’été quand plus de 6000 campeurs s’installent dans la vallée du Reyran et que Fréjus est envahi de touristes.

Ce 3 décembre, à Fréjus, c’est la désolation. La place du village est recouverte de cercueils sur lesquels des noms, des prénoms d’enfants ont été écrits à la craie. Ils seront enterrés dans des fosses communes creusées à la hâte par les engins du chantier de l’autoroute… Dans les rues, parmi les débris bourbeux, certains, le visage ravagé par les larmes, cherchent encore un signe de vie. Il faut apprendre à cette femme que son mari et ses quatre enfants viennent d’être déterrés ; à cet homme qu’il a perdu toute sa famille : ils étaient neuf, il est seul.

La zone est totalement sinistrée. Le 17 décembre, le général de Gaulle en visite s’adresse aux survivants : « Je dois dire et vous l’avez tous sentis, l’élan de solidarité du pays tout entier en faveur des sinistrés. Cet élan a ces conséquences que vous apercevez déjà. Monsieur le Maire en a d’ailleurs parlé et pour ce qui concerne la reconstruction nous ferons le nécessaire mais avant tout, je tenais à ce que vous sachiez quels sont mes sentiments à cet égard et les sentiments du pays tout entier. Voilà ce que je voulais vous dire bien simplement. »

L’heure arrive des « pourquoi » ? Pourquoi le barrage de Malpasset s’est éventré la première fois qu’il a été rempli ?

Pourquoi ?
Les questions et surtout les réponses aux questions de la responsabilité sont indispensables pour le travail de deuil des familles des victimes car le traumatisme dans la région est immense. C’est la plus grande catastrophe de ce genre qui n’ait jamais touché la France.
Les élus du Var demandent quelques jours après le drame que la lumière soit faite sur les responsabilités : « Non, nous ne sommes ni des accusateurs, ni des juges. Nous n’avons pas non plus à être des avocats. Nous n’accusons personne. Mais nous sommes des hommes bouleversés par l’ampleur de la catastrophe de Malpasset imprévisible qui a semé la mort, alors que nous avions voulu, nous, faire une œuvre de vie. »
Après les larmes, la colère quand après des années d’expertises et de procès, l’arrêt définitif rendu par la Cour de cassation en date du 7 décembre 1967 notifiera ceci : « Aucune faute, à aucun stade, n’a été commise… Aucune infraction aux règles de l’art, ni aucun vice dans la conception de l’ouvrage et la façon dont furent exécutés les travaux ».
L’architecte André Coyne est mis hors de cause. Le maître incontesté des barrages voûtes, « auteur » de soixante-dix barrages dont celui majestueux de Tignes, est le premier pourtant à se déclarer responsable. Il sera le grand absent des procès. Profondément affecté par l’ampleur de la tragédie, il meurt le 21 juillet 1960, six mois après le drame.
L’hypothèse d’un séisme est écartée ainsi que celle de l’incidence des tirs d’explosifs sur le chantier de l’autoroute. Cependant, un ingénieur du Génie rural chargé de superviser les travaux reste convaincu du contraire :
« Les tirs n’étaient pas encore réglementés ; il s’agissait de tirs au cordon, toutes les charges explosaient d’un coup, avec l’effet d’une bombe. Ce type de tirs est désormais interdit, remplacé par le tir électrique, les charges explosant l’une après l’autre. C’est une sorte de bombe qui a fait sauter le barrage. À chaque tir le gardien voyait des vaguelettes de plus de dix centimètres sur le lac. »
Un expert souligne la qualité médiocre de la roche et dénonce une série de failles sous le côté gauche du barrage « ni décelées, ni soupçonnées » qui affaiblissaient l’assise de la voûte. Le rocher fragile a « littéralement sauté comme un bouchon, et le barrage s’est ouvert comme une porte… » Un autre expert réfute cette théorie : « Le rocher, quoique médiocre, était cependant capable de supporter les pressions imposées par l’ouvrage ».
Comment admettre que c’est la faute à « pas de chance » ; que seule la fatalité a provoqué la rupture du barrage « indestructible », fleuron de la technicité française ? 423 morts et peut-être bien davantage car il se murmure que beaucoup d’ouvriers clandestins travaillaient sur le chantier de l’autoroute, des rescapés du tremblement de terre d’Orléansville en 1955 qu’on était allé chercher par bateaux et qui s’entassaient dans les baraquements dans la vallée du Reyran… Des sans-papiers, des « qui n’existaient pas »… qui n’existent plus.
Les accusations précèdent les démentis. On reparle d’une déformation enregistrée l’été précédent dont la constatation resta sans suite. On reparle d’économies qui auraient été réalisées sur la construction… on parle… on parle… tandis que des dizaines de malheureux gamins s’enfoncent dans la solitude affective des orphelinats et que les rescapés essaient courageusement de survivre à ce deuil impossible.

« Commémorer, c’est aimer… »
Plus de cinquante ans après la tragédie, l’insoumis Reyran a été définitivement canalisé dans une voie en béton mais le mystère de la catastrophe reste entier. Un espace mémoire en hommage aux victimes est inauguré pour le cinquantième anniversaire de la tragédie de Malpasset. L’émotion est grande quand une élue évoque la nuit dramatique : « Pour les soixante-dix-neuf orphelins, pour les familles déchirées, la vie ce matin-là, s’ouvre sur l’errance, le vide, le froid. Dans notre douleur, nous voilà devenus frères et sœurs de l’humanité souffrante. Ce 3 décembre, c’est aussi une révélation, celle du courage, du dévouement, de la solidarité et pour tous les Fréjusiens, la volonté de se tenir debout coûte que coûte…Commémorer c’est aimer, porter un regard neuf… » L’ancien ministre François Léotard, dont le père André était maire de Fréjus en 1959, évoque lui aussi la formidable « vague de vie, de solidarité humaine, de fraternité » qui a suivi l’effondrement meurtrier.
Sur les six colonnes du mémorial qui s’élèvent vers les nuages, on peut lire la phrase lancée par le général de Gaulle après le drame : « Que Fréjus renaisse ! »